35 ans d'affrontements

Ce n'est pas le premier bras de fer entre Québec et ses toubibs spécialistes. Sauf que la lutte actuelle est féroce et chacun s'accuse de manquer de morale et d'ouverture. Les médecins iront-ils au bout de la «guerre»?

Les médecins spécialistes du Québec ont eu leur propre crise d'octobre 70. La trame est bien connue: un conflit profond, une population prise en otage et un gouvernement qui ne contrôle pas la situation. Mais le dénouement qui surviendra raconte ensuite l'histoire à l'envers, avec l'intervention inopinée du Front de libération du Québec qui permet de mettre fin à la crise...

Comparativement à ce qui se passe actuellement dans le conflit entre la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) et le gouvernement, la situation d'octobre 1970 était autrement plus grave. Radicalement opposés à l'instauration du régime d'assurance maladie au Québec, plus de 75 % des spécialistes avaient alors carrément déserté la province, n'assurant plus que les opérations d'extrême urgence.

Le bras de fer entrepris avec le gouvernement Bourassa avait toutefois tourné court pour les médecins à l'époque: l'entrée en scène du FLQ avait complètement détourné l'attention du public vers un dossier plus chaud et forcé les spécialistes à rentrer au bercail et au travail. Fin du premier épisode.

Il y en a eu plusieurs autres au fil des ans. Les toubibs et le gouvernement ont l'habitude des relations tendues. L'avant-dernier conflit remonte ainsi à 2002, lorsque des problèmes dans les urgences en région avaient mené à l'adoption d'une loi spéciale... une autre. Des moyens de pression sont faits et un réglement intervient: celui-ci est finalement devenu la prémisse du conflit actuel.

En effet, le ministre de la Santé d'alors, François Legault, avait explicitement reconnu à ce moment le problème de l'écart salarial entre les spécialistes québécois et canadiens. Le gouvernement s'était engagé à régler ce déséquilibre avant 2008. «Un engagement qui lie le gouvernement moralement et éthiquement», a commenté cette semaine M. Legault, député de l'opposition. En ce jour d'avril 2003, les spécialistes étaient satisfaits. Ils recevaient 5 % de rattrapage immédiat. Un comité indépendant d'étude sur la rémunération a ensuite été créé pour déterminer l'écart salarial exact existant.

Nuancée, l'experte mandatée calcule fin 2004 que l'écart réel se situe quelque part entre les affirmations des spécialistes (qui demandent 44 %) et celles du gouvernement (qui offre 10 %). Son rapport suggère un fossé allant de 26 à 38 %. Le salaire moyen s'élève à 232 000 $ pour les spécialistes québécois, contre 342 000 $ pour leurs collègues ailleurs au pays.

Ainsi, les spécialistes québécois sont les moins bien payés au pays alors que les travailleurs québécois sont quatrièmes au Canada. Le calcul de l'écart salarial brut doit toutefois être pondéré selon des facteurs de niveau de vie (frais d'études moins cher ici), d'heures travaillées (4 % de moins au Québec), de ratio médecins-population (c'est au Québec qu'il y a le plus de spécialistes par habitant), d'écarts tarifaires selon les actes (un accouchement rapporte 359 $ au Québec, contre 457 $ en Ontario), etc.

Mais depuis le rapport de l'experte, rien n'a changé. D'où la colère des médecins. Évoquant un cadre financier très serré (la FMSQ rétorque qu'elle n'a pas «à assumer le fardeau des missions de l'État»), le gouvernement a conclu les dernières négociations avec la FMSQ par l'imposition d'une loi spéciale dénoncée de toute part, qui gelait tout début de rattrapage jusqu'en 2010. Depuis, les spécialistes sont en colère. Le discours est cinglant et imagé (on parle de «terrorisme gouvernemental»). Et les moyens de protestation détournés s'amplifient, malgré les contraintes de la loi.

Il y a eu cette campagne de publicité visant à contrecarrer le message du gouvernement disant que le réseau de la santé va bien, ces sorties des médecins intensivistes révélant le bordel qui règne dans leurs unités, un sondage démontrant que 29 % des spécialistes songent à aller pratiquer ailleurs, la menace des obstétriciens de ne plus faire d'accouchements pour une question d'assurances, et puis l'abandon de la supervision des stages des résidents, ce qui a forcé l'intervention du Conseil des services essentiels.

Le message de la FMSQ est limpide: il n'y aura ni répit ni concessions tant que le gouvernement n'abrogera pas la loi spéciale et n'acceptera pas de s'asseoir devant un médiateur avec une proposition de rattrapage plus élevée. Québec a déjà offert 15 % d'ici 2014, mais les spécialistes veulent commencer à discuter avec une promesse de 20 % d'ici 2010. Le bras de fer est féroce et oblige les spécialistes à faire des contorsions pour expliquer les paradoxes de leur position.

Ainsi, il y a des années que les spécialistes réclament davantage d'heures de disponibilité des blocs opératoires. Québec vient d'injecter 50 millions à cet égard, mais depuis cette annonce, la FMSQ refuse d'accélérer la cadence des opérations. «Nous n'augmenterons pas notre salaire en travaillant plus mais en étant mieux payés», indiquait en novembre l'ancien exécutif de la FMSQ. Autre point: les activités d'enseignement ne sont pas assez rémunérées, dénonce la fédération. Mais Québec a annoncé une somme récurrente de 40 millions pour atténuer le problème... ce qui a mené à l'arrêt de plusieurs cours. De même, la question des assurances responsabilité: le gouvernement a garanti dès le début qu'il paiera les augmentations.

«Le gouvernement a cette tactique de séparer les dossiers pour se défaire de l'ensemble, a expliqué le nouveau président de la FMSQ, Gaétan Barrette. C'est vrai que la question des salles d'opération fait partie de nos demandes depuis longtemps. Mais est-ce que je dois céder sur cette bataille pour perdre la guerre? Non. C'est la même chose pour les assurances.»

Gaétan Barrette est arrivé à la barre de la fédération en pleine tourmente. Pour plusieurs, il est là pour mener le combat à terme. On le qualifie de «bouledogue». «Il va faire la job de bras», a dit un membre de la FMSQ. François Legault se souvient d'ailleurs que le radiologiste était un des présidents d'association qui parlaient le plus fort quand lui-même était ministre. Philippe Couillard l'associe à une aile «plus rigoureuse et plus revendicatrice» de la FMSQ. Mais M. Barrette affirme être ouvert au dialogue. «Sauf qu'il faut régler ce dossier. Ça fait assez longtemps que ça traîne.»

Toutefois, on ne note aucun signe de rapprochement pour l'instant. Les deux dernières offres du gouvernement ont été rejetées en quelques minutes, de même que la contre-offre des spécialistes. «Le discours à la table, c'est non», juge le président de la FMSQ. Les spécialistes des relations de travail observent la lutte d'un oeil intéressé. «On assiste à un conflit patronal-syndical même si, dans les faits, les médecins ne sont pas des employés de l'État comme le reste de la fonction publique [ce sont des travailleurs autonomes]», analyse Michel Grant, professeur à l'UQAM. «Ils peuvent ainsi jouer sur la notion de marché et sur celle d'action collective en même temps.»

Directeur de l'École de relations industrielles de l'Université de Montréal et négociateur expérimenté, Reynald Bourque évalue que la négociation très médiatisée se fait sur «des sentiers tortueux. Il y a moins de balises. Ça donne une négociation un peu hors catégorie.» Mais la solution à ce problème, selon M. Bourque, va passer immanquablement par la négociation.

Négocier, mais négocier quoi? Dans les médias, on n'entend parler que de salaire. Du gros fric qui se calcule en centaines de millions de dollars. Et c'est bien là l'enjeu principal du débat. Car si les manières frondeuses de M. Barrette ne plaisent pas à tout le monde dans le milieu médical, la question du rattrapage fait consensus chez les médecins. «La grogne n'a jamais été aussi forte», dit Céline Laferrière, chef du département de microbiologie à l'hôpital Sainte-Justine, qui arrive en fin de carrière. «Les écarts vont nous coûter cher un jour, les jeunes vont partir ailleurs. Le Nouveau-Brunswick n'est pas loin et les conditions sont bien meilleures.»

Mme Laferrière reconnaît que le salaire n'est pas le coeur de ce métier. «Mais il faut être concurrentiel si on veut garder nos gens. Les études sont très longues et difficiles. On sacrifie énormément pour ça, et quand on arrive dans le milieu, il faut faire des miracles avec des limitations de ressources très fortes.» Une meilleure rémunération permettrait de garder les meilleurs éléments, croit-elle, et aussi de leur permettre de se concentrer «sur la médecine aiguë».

Toutefois, poser l'essentiel du débat uniquement en termes financiers, alors qu'il y a tout de même un volet sur l'amélioration des services, irrite plusieurs intervenants. «C'est une négociation qui ressemble à celle de la Ligue nationale de hockey il y a deux ans, dit un spécialiste qui souhaite garder l'anonymat. On parle d'argent et de sommes qui ne veulent rien dire pour 95 % de la population.»

Spécialiste des questions d'organisation des systèmes de santé à l'UdeM, André-Pierre Contandriopoulos juge que les deux parties devraient ouvrir un peu le débat pour y inclure des paramètres qui, au bout du compte, toucheront les patients. «C'est vrai que les spécialistes québécois gagnent moins que ceux du Canada et des États-Unis et que le pourcentage du budget des dépenses en santé réservé à la rémunération a baissé depuis 15 ans», note-il, rappelant que les salaires sont meilleurs ici qu'en Europe. «Mais en ne parlant que d'argent, les médecins évitent par exemple de manifester leur volonté de participer à un effort collectif de réorganisation des soins. Tout est mis sur un même niveau.»

C'est aussi ce que dénonce Jean-Marie Dumesnil, président du Regroupement provincial des comités d'usagers. «Où est l'intérêt du patient, ici? On a l'impression que peu importe comment ça va se terminer, on n'aura rien changé aux problèmes du réseau, le manque de lits, d'infirmières, les urgences.» L'intensiviste Denny Laporta, de l'Hôpital général juif, s'inquiète semblablement. «Je suis solidaire des revendications, dit-il. Mais ça n'a rien à voir avec notre problème. On veut améliorer les soins, et il n'y a pas de réponse. Actuellement, on a peur que cette revendication soit noyée. J'aurais aimé qu'on ait le débat au sein de la fédération: qu'est-ce qu'on veut le plus, un meilleur salaire ou de meilleurs soins?»

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