Des parcs nationaux utilisés dans des coupes en mosaïque

Le ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF) permet depuis quelques années aux forestiers de remplacer les forêts commerciales, qu'ils doivent laisser intactes dans leurs plans de coupe en mosaïque, par des portions de forêt vierge des parcs nationaux voisins.
C'est ce que révèlent des documents obtenus grâce à la Loi sur l'accès à l'information par l'organisme Nature Québec, qui s'insurge contre cette pratique que le ministère continue de considérer comme tout à fait légale, sur la foi d'un avis juridique non divulgué. Le Devoir avait eu vent, en fouillant ce dossier, que la Société des établissements de plein air du Québec (SEPAQ) avait elle aussi protesté contre ces pratiques auprès du MRNF. Cette société d'État administre les parcs nationaux en plus de gérer les réserves fauniques.Une coupe en mosaïque comprend des surfaces qu'on coupe et d'autres qu'on laisse intactes, en alternance. Lorsque les exploitants forestiers d'un territoire laissent de côté une surface équivalente à celle qu'ils coupent, la superficie laissée en place constitue ce qu'on appelle, en foresterie, une forêt résiduelle. Généralement, ces portions de forêt laissées intactes seront récoltées deux ou trois décennies plus tard, lorsque la végétation aura suffisamment repoussé sur la superficie coupée, c'est-à-dire lorsque la repousse aura atteint trois mètres. On estime que la repousse offrira aux animaux sauvages suffisamment de nourriture et de couvert protecteur pour qu'on puisse couper la forêt résiduelle laissée en place sans trop les affecter.
Selon un bilan dressé par le MRNF, les exploitants forestiers qui récoltent le bois aux abords des parcs nationaux de la Jacques-Cartier et des Grands Jardins, près de Québec, ont ainsi inclus en 2004 quelque 125 hectares des deux parcs — l'équivalent de 250 terrains de football — à titre de forêts résiduelles pour s'autoriser à couper des surfaces équivalentes à proximité de ces deux parcs. L'année suivante, les exploitants ont inclus dans leur planification à titre de forêt résiduelle quelque 195 hectares des deux parcs, soit l'équivalent de 390 terrains de football. La contribution des parcs nationaux dans les deux plans annuels d'intervention forestière (PAIF) a permis aux exploitants de faire contribuer les parcs nationaux à hauteur de 2,4 % et 3 % en 2004-05 et 2005-06 aux surfaces que la norme sur les coupes en mosaïque les oblige à laisser en place.
La loi qui régit l'exploitation des forêts, a de son côté expliqué un haut fonctionnaire du MRNF qui ne veut pas être nommé pour des raisons évidentes, prévoit que toutes les coupes planifiées dans les contrats d'approvisionnement et d'aménagement forestiers (CAAF) et les PAIF doivent se situer à l'intérieur des 74 «unités d'aménagement forestier», ou UAF. Or aucune des unités d'aménagement du Québec ne comprend la moindre parcelle de parc national ou fédéral pour la simple raison que la coupe forestière y est explicitement interdite par la loi.
Il serait donc illégal, au sens de la Loi sur les forêts, d'inclure les parties d'un parc provincial, qui se situe à l'extérieur des UAF, dans des plans de coupe forestière formellement approuvés par le ministère, selon cette source.
Mais dans une lettre adressée le 19 avril dernier à Louis Bélanger, responsable de la commission forêt chez Nature Québec, la sous-ministre de Forêt Québec, Paule Têtu, affirme qu'un «avis juridique confirme la légalité de la position prise par le ministère depuis 2004» dans ce dossier. Elle n'a pas remis copie de cet avis au groupe environnemental.
Toutefois, Nature Québec ne s'oppose pas à cette politique du ministère lorsque celle-ci s'applique à des ravages de chevreuils ou d'orignaux, à des forêts expérimentales vouées éventuellement à la coupe ou à des secteurs de villégiature, eux aussi susceptibles d'exploitation commerciale. C'est dans ces secteurs, partiellement protégés par d'autres politiques, que les exploitants forestiers du Bas-Saint-Laurent ont pu situer, en 2004-05, 409 hectares de forêt résiduelle ou 10,4 % des territoires exigés par la norme. L'année suivante, ils ont utilisé 895 hectares de ces territoires en guise de forêt résiduelle pour leurs coupes en mosaïque.
«Mais par contre, a expliqué Louis Bélanger, qui est aussi professeur de foresterie à l'Université Laval, nous sommes opposés pour deux raisons fondamentales à l'inclusion de portions de parcs nationaux dans l'aménagement des coupes en mosaïque. D'abord parce que cela nous semble illégal, même en vertu de la Loi sur les parcs, car ce type de planification forestière assigne une fonction commerciale à des parcs qui sont soustraits à cela par une autre loi. On admet cependant que jamais les exploitants forestiers ne vont aller couper dans les parcs.»
«Cependant, poursuit le porte-parole de Nature Québec, en utilisant des portions de parcs dans leur planification, les exploitants et le gouvernement laissent intactes moins de superficies forestières de l'unité d'aménagement où ils coupent. Cela intensifie donc la coupe forestière aux abords des parcs nationaux alors que cela devrait être le contraire. Tous les spécialistes en Amérique du Nord, y compris au Canada, insistent pour qu'on réduise toute forme d'utilisation du territoire autour des parcs pour y créer de véritables zones tampons. Avec leur logique, la zone tampon censée augmenter la protection autour d'un parc se retrouve dans le parc! Cela indique bien à quel point le ministère des Ressources naturelles est loin des principes de la conservation les plus élémentaires.»
Pour Cécile Tremblay, directrice de l'environnement forestier au MRNF, et Francis Fortier, directeur général du milieu forestier au même ministère, la directive qui autorise à utiliser des portions de parcs nationaux à travers tout le Québec en guise de forêt résiduelle dans les coupes en mosaïque est un bien moindre mal que la coupe à blanc que peuvent en toute légalité réaliser les forestiers à un mètre des parcs nationaux.
Lorsqu'ils planifient leurs travaux annuels, a expliqué Mme Tremblay, les exploitants forestiers sont tenus de réaliser 60 % des travaux en mosaïque et le reste en «coupe de protection de la régénération et des sols» (CPRS), un néologisme pour désigner des coupes à blanc qui épargnent les jeunes pousses.
Or, a précisé la responsable de l'environnement forestier, les exploitants sont libres de répartir leurs coupes, de type mosaïque ou à blanc, où bon leur semble dans le territoire autorisé, ce qui peut les mener aux frontières d'un parc national. Elle a dit estimer que ceux qui situent les coupes en mosaïque en bordure des parcs font preuve de bon sens et de sens environnemental. C'est d'ailleurs ce type de coupe forestière en mosaïque ou en damier qu'ont réclamé pendant des années les gestionnaires des zecs et des pourvoiries pour conserver à la faune le couvert protecteur et la nourriture dont elle a besoin.
Toutefois, a de son côté commenté le porte-parole de Nature Québec, en remplaçant par des portions de parcs les forêts que doivent épargner les forestiers à l'extérieur des parcs, le gouvernement et les exploitants réduisent le degré de protection prévu par les normes dans les forêts publiques.
De leur côté, les deux porte-parole du ministère ont ajouté qu'un projet-pilote est en cours dans la réserve faunique des Laurentides pour réduire les activités forestières en bordure des parcs des Grands Jardins et de la Jacques-Cartier, y compris en n'incluant plus les arbres de ces deux parcs dans le calcul des forêts résiduelles. Si l'expérience est concluante, a précisé Mme Tremblay, les fonctionnaires pourraient recommander au ministre d'abolir la directive actuelle, qui inclut les arbres des parcs, et ce, à l'échelle du Québec.
Pour Louis Bélanger, cette directive doit immédiatement être abolie parce qu'elle est illégale au sens de la Loi sur les forêts. Et, a-t-il ajouté, le ministère doit élaborer une véritable politique de zones tampons autour des parcs nationaux pour accroître leur degré de protection.