La Cour invalide l’interdiction du port du masque

La Cour supérieure a porté un nouveau coup mercredi au règlement P-6. Elle a invalidé, en tout ou en partie, ses deux dispositions les plus controversées en statuant que l’interdiction du port d’un masque lors de manifestations contrevient aux droits fondamentaux et que la divulgation de l’itinéraire n’est pas justifiée dans toutes les situations.
En dénonçant sa « portée excessive », la juge Chantal Masse a déclaré nul l’article 3.2 du règlement P-6, qui interdit le port de masques, foulards ou cagoules pendant des manifestations, notamment. La magistrate a aussi restreint la portée de l’article 2.1, qui force la divulgation de l’itinéraire d’une assemblée, d’un défilé ou d’un attroupement au directeur du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).
La décision de la cour marque la fin d’une étape pour Julien Villeneuve, alias Anarchopanda. Avec les 22 000 $ de sa campagne de financement Pandaction, le militant anarchiste et enseignant de philosophie a financé la contestation des dispositions du règlement P-6 qui ont mené à des milliers d’arrestations pendant le conflit étudiant de 2012. La Ville de Montréal, mise en cause dans cette affaire, n’a pas encore annoncé si elle allait en appeler du jugement.
Atteinte aux droits fondamentaux
Pour se prononcer, la Cour devait d’abord déterminer si les articles 3.2 et 2.1 du règlement P-6, adoptés au sommet des manifestations étudiantes de 2012, portaient atteinte à des droits fondamentaux. Le cas échéant, il revenait à la Ville de démontrer que cette atteinte était justifiée.
À propos de l’interdiction de porter des masques, la juge a conclu que les effets bénéfiques de la disposition « ne peuvent l’emporter sur les effets préjudiciables aux libertés d’expression et de réunion pacifique qui s’exercent sur l’ensemble du domaine public ». Elle a ainsi relevé des « raisons parfaitement légitimes » pour lesquelles des citoyens pourraient se masquer le visage, par exemple pour circuler sur le domaine public à l’occasion de l’Halloween ou pour participer de façon anonyme au défilé de la Fierté gaie. Fait à noter, l’article 3.2 ne concernait pas seulement les personnes prenant part à des manifestations, mais bien « quiconque participe ou est présent à une assemblée, un défilé ou un attroupement sur le domaine public d’avoir le visage couvert sans motif raisonnable ».
Ce dernier aspect a aussi intéressé la juge, qui souligne qu’il peut être difficile de faire valoir un motif raisonnable, d’autant que le contexte d’une manifestation est « généralement peu propice aux discussions avec un policier ».
Même si elle adhère à l’argumentaire du SPVM et estime qu’il est « évident » que le port de masque « accroît les risques de comportements violents ou inappropriés » compte tenu du sentiment d’impunité que l’anonymat peut procurer, la juge Masse est sans équivoque : l’article 3.2 est attentatoire parce qu’il a un « certain effet paralysant sur les libertés d’expression et de réunion pacifique ».
Pas d’itinéraire, sauf que…
La décision de la juge Masse à propos de l’article 2.1, qui concerne la divulgation d’un itinéraire, est plus ambiguë. Si elle a déclaré cette disposition inopérante, la magistrate a cependant limité la portée de sa décision, en ne l’appliquant qu’aux manifestations « instantanées ». Pour définir ces dernières, la juge a stipulé que leur tenue devait se décider « au moment même où elles se tiennent » et qu’elles devaient avoir « un caractère d’urgence » ou relever de la coïncidence.
« On a essayé de tracer une ligne qui sera difficile à respecter et qui va encourager l’arbitraire policier », a réagi Frédéric Bérard, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. « Même si vous mettez un événement sur Facebook, il y en a qui vont le voir, et il y en a d’autres qui vont y aller de manière spontanée », a-t-il ajouté, pour illustrer la difficulté d’interpréter le caractère spontané d’un rassemblement.
De l’avis de Julien Villeneuve, cette décision témoigne de « l’incompréhension profonde au sein des autorités de la manière dont les manifestations fonctionnent ». « La juge a une conception très hiérarchique de l’action sociale : [selon elle], il y a des gens qui décident et des gens qui participent. Et les gens qui participent doivent se conformer », a-t-il déclaré. Dans les faits, les choses ne se passent pas toujours comme ça, a-t-il fait valoir. « Une manif, c’est un truc organique. Les gens à l’avant de la manifestation, en fonction de ce qu’ils voient, prennent des décisions sur l’endroit où la manifestation devrait aller. » Aussi des citoyens se retrouvent-ils parfois dans une manifestation sans même s’en rendre compte, a-t-il souligné.
La décision de la juge Masse a par ailleurs confirmé un jugement de février 2015 de Randall Richmond, de la Cour municipale. Ce dernier avait déclaré que seuls les organisateurs d’une manifestation pouvaient être tenus responsables de la non-divulgation de l’itinéraire. De son côté, la juge Masse a statué que la participation à une manifestation illégale ne constituait pas une infraction pénale en soi, mais qu’elle devait être combinée à un refus de quitter les lieux après qu’un ordre à cet effet eut été donné par les autorités.
Avec Jeanne Corriveau et Florence Sara G. Ferraris
Un outil «puissant»
Dans sa décision, la juge Chantal Masse a souligné que les contextes d’urgence, comme celui qui prévalait lors de l’adoption des articles 2.1 et 3.2, en mai 2012, « se concilient difficilement avec la rédaction soigneuse que requièrent des dispositions portant atteinte à des droits et libertés fondamentaux ».Jusqu’ici, le règlement P-6 multiplie les revers en cour. Aussi, la Ville de Montréal a abandonné en février 2015 3000 contraventions basées sur celui-ci. Or le maire de Montréal, Denis Coderre, a réitéré mercredi l’importance qu’il accorde à ce règlement. « On n’a pas besoin de se masquer ici. On a la liberté d’expression et on peut dire ce qu’on a à dire à moins de vouloir jouer contre le système et faire de la casse », a-t-il réagi, dans une mêlée de presse qui a eu lieu avant qu’il ait l’occasion de prendre connaissance du jugement.
Sa réaction a dérangé des observateurs, qui voient dans la création des articles controversés de P-6 des motivations politiques. « P-6, pour moi, c’était un calcul électoral de politiciens de basse envergure », a déclaré Frédéric Bérard, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Selon lui, l’administration de Gérald Tremblay, en poste lors de l’adoption des articles 2.1 et 3.2, s’est servie du règlement pour « gagner des votes ». Aussi Denis Coderre aurait-il retiré 3000 constats d’infraction pour pouvoir conserver P-6 le plus longtemps, croit-il. « Il savait que les accusés pouvaient plaider l’inconstitutionnalité de P-6. Mais il ne voulait pas, parce que c’est un outil efficace et puissant », a-t-il avancé.
Marcos Ancelovici, qui est professeur au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, rappelle que plusieurs groupes ont demandé, dans une déclaration commune publiée en juin 2014, un bilan de l’application du règlement P-6. La pétition, qui exhortait Montréal à évaluer les coûts et l’atteinte des objectifs, n’a pas eu de suite. « Il y a une conviction, mais [c’est] une conviction [voulant] que ce sont eux qui aient raison », a dit le professeur à propos de l’administration Coderre. « Moi, ça me laisse entendre que le fond de la position de Montréal est idéologique. C’est un outil de contrôle de l’espace public dont on se sert de manière discrétionnaire et qui peut donc être soumis à des critères politiques. »