Ces villes qui vieillissent mal - Le coût de la négligence

Des rues pleines de trous, un réseau d’eau qui fuit de partout, un avis d’ébullition de l’eau potable pour 1,3 million de résidants, des pannes de métro d’une ampleur jamais vue : comme bien d’autres villes en Amérique du Nord, Montréal a mal à ses infrastructures. Pour l’Union des municipalités du Québec, ces signaux d’alarme confirment la nécessité d’un nouveau pacte fiscal pour redonner aux villes les moyens d’assumer leurs responsabilités.
Le rapport du Vérificateur général de Montréal a retenti comme un coup de tonnerre, cette semaine : la Ville est au bord du point de bascule dans l’entretien de ses rues et de son réseau d’eau, a-t-il prévenu. Montréal a pris tellement de retard dans l’entretien de ses infrastructures que sans des investissements massifs, l’asphalte, le béton et les tuyaux risquent de tomber en ruine. Littéralement. Plus on attend, plus les travaux de réfection seront compliqués et plus ça va coûter cher, a mis en garde le vérificateur Jacques Bergeron. Les chantiers routiers risquent de prendre de l’ampleur et de durer plus longtemps. On n’a pas fini de faire du slalom entre les cônes orange.
À ce « déficit d’entretien », qui s’élève à plusieurs dizaines de millions de dollars par année, vient s’ajouter un troublant « déficit de connaissance », selon le vérificateur. Les gestionnaires municipaux ignorent l’état précis des réseaux d’eau et de voirie. On connaît bien sûr l’état « critique » des réseaux d’égouts et d’aqueducs, de la chaussée et des trottoirs - une simple promenade de cinq minutes n’importe où en ville suffit pour le confirmer ! -, mais quand vient le temps de changer les tuyaux, la Ville ignore où creuser exactement, selon le vérificateur. De son côté, la Ville a pris les grands moyens pour mieux connaître l’état de son asphalte et l’entretenir (voir encadré).
Vers une grande opération
Le patient est-il en phase terminale, docteur ? D’après les experts à qui nous avons parlé, Montréal est comme un malade qui a fumé toute sa vie, qui n’a jamais fait d’exercice et qui doit se prendre en main. La guérison reste possible, mais il faudra y mettre beaucoup d’efforts. Ça va faire mal. Et ça prendra un excellent chirurgien pour opérer là où c’est le plus urgent. « À un moment donné, il faudra faire la grande opération, illustre Gérard Beaudet, professeur d’urbanisme à la Faculté d’aménagement de l’Université de Montréal. On est rendus à la fin de la vie utile de ces réseaux-là. Il ne faut pas se surprendre si tout commence à lâcher. »
Comme le patient en piètre état à force de négliger son « hygiène de vie », Montréal a oublié de prendre soin de ses infrastructures, dont certaines ont été construites il y a un siècle. Au fil des décennies, les administrations municipales ont investi des grenailles dans l’entretien préventif de ses rues et de ses réseaux d’eau. Il était beaucoup plus rentable - politiquement et économiquement - d’agrandir la ville, de construire de nouvelles rues et de nouveaux ponts que d’entretenir les infrastructures existantes, explique Gérard Beaudet.
Un politicien qui veut se faire réélire aura tendance à aller couper le ruban rouge devant un beau pont tout neuf, plutôt que d’investir la même somme dans l’entretien des tuyaux d’égout. Mais surtout, « les sociétés occidentales étaient très riches et avaient les moyens de leurs ambitions » au siècle dernier, rappelle l’urbaniste. L’économie croissait à plus de 5 % par année, il n’y avait pratiquement pas de chômage, les grandes industries créaient des emplois par milliers et les gouvernements s’endettaient sans compter, pour construire des infrastructures.
Résultat : les gestionnaires de Montréal - et de toutes les grandes villes du monde occidental - doivent aujourd’hui remettre sur pied des systèmes monstrueux qui tombent en décrépitude. Montréal doit ainsi rénover 4250 kilomètres de conduites d’eau potable, 4234 kilomètres de conduites secondaires d’égout, 4058 kilomètres de chaussées et 6677 kilomètres de trottoirs.
Nouveau pacte fiscal
Mais comment les villes réussiront-elles à retaper ces vieux équipements de béton et d’asphalte ? Les villes québécoises gèrent des actifs de 200 milliards ; 58 % des infrastructures publiques du Québec se trouvent sous la responsabilité des élus municipaux, note Éric Forest, maire de Rimouski et président de l’Union des municipalités du Québec (UMQ). Il reconnaît que les villes avaient avantage, à l’époque, à se lancer dans cette croissance tentaculaire de leurs infrastructures : plus de rues, plus d’égouts et plus de maisons à taxer, cela signifiait davantage de revenus d’impôts fonciers.
« Les municipalités veulent se libérer de leur dépendance à l’impôt foncier », dit le président de l’UMQ, qui réclame un nouveau pacte fiscal au gouvernement du Québec. Un accord, qui semble à portée de main, prévoit que Québec renoncera à imposer la taxe de vente provinciale aux villes. Une affaire de 350 millions par année.
Pas étonnant que Montréal et les autres municipalités aient du mal à entretenir leurs infrastructures, fait valoir Éric Forest. Les sources de revenus des villes se tarissent au moment où leurs responsabilités augmentent, souligne-t-il. En 1979, Québec avait cédé la totalité des impôts fonciers aux villes en leur enlevant leurs autres sources de revenus, sous prétexte que les municipalités devaient gérer les simples services d’aqueducs, d’égouts, de police et d’enlèvement des ordures, rappelle M. Forest.
La réforme Ryan, la décennie suivante, a donné aux villes la responsabilité de la voirie sur 100 000 kilomètres de routes. Les municipalités doivent aussi désormais gérer du logement social, l’aide aux itinérants, l’intégration des immigrants, le développement économique et culturel, les transports en commun et les bibliothèques, pour ne nommer que ces responsabilités-là. Sans oublier le coût des régimes de retraite des employés de la fonction publique, qui explose littéralement.
Il faut s’attendre à de nouveaux programmes d’infrastructures fédéraux et provinciaux, comme ceux mis en place après la crise économique de 2008, note Éric Forest. Ces programmes ont injecté 4,3 milliards de dollars par an dans le béton et l’asphalte des villes, une véritable bouffée d’air frais, pour le président de l’UMQ. Ottawa a confirmé dans son dernier budget qu’un nouveau programme prendra place à compter de 2014.
Les gouvernements de l’Alberta, de la Colombie-Britannique et de l’Ontario ont aussi accordé de l’autonomie aux villes, assortie d’un champ fiscal. Les municipalités s’en portent mieux, note Éric Forest.
La nouvelle inquiétude des maires au Québec tourne autour de la commission Charbonneau et ses conséquences : pour combien de temps encore la collusion et la corruption mettront-elles un frein aux grands travaux ?
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La Ville de Montréal met les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu dans l’entretien et la réfection des réseaux d’eau et de voirie. L’administration montréalaise a investi 1,97 milliard dans les réseaux de voirie, de 2002 à 2012, dont la part du lion (1,5 milliard) est allée à la réfection, plutôt qu’à la construction de nouvelles rues. Du côté des réseaux d’eau, la presque totalité des 1,6 milliard de dollars investis en 10 ans est allée à la réfection. La Ville a ausculté 80 % du réseau d’égout, selon Dominique Deveau, directrice de la gestion stratégique des réseaux d’eau.
Les gestionnaires possèdent depuis deux ans un portrait précis de toute la chaussée à la grandeur de la municipalité, explique de son côté Benoit Champagne, chef de division de la gestion des actifs de voirie. Un logiciel sophistiqué met en lien les travaux de voirie et les travaux aux réseaux d’eau à réaliser, pour faire concorder les deux au même moment. « Nous insistons davantage sur l’entretien des infrastructures depuis un certain temps. Si on n’entretient pas comme il faut, on perd de la durée de vie », dit-il.