Une guerre de l'eau à Montréal

L'utilisation depuis près d'un an par la multinationale PepsiCo de l'eau du robinet de Montréal pour remplir ses bouteilles d'eau de marque Aquafina offusque au plus haut point des organismes de défense et de protection de ce bien commun.
En choeur, ils réclament à l'administration Tremblay une modification radicale du régime fiscal afin de limiter ce qu'ils appellent le «détournement de l'eau du réseau public» vendue à prix fort par PepsiCo après une «transformation mineure». Un changement de cadre que la Ville n'envisage toutefois pas pour le moment.«L'eau du réseau d'aqueduc de Montréal est une eau potable de qualité financée par les contribuables», a indiqué au Devoir Daniel Cayley-Daoust, de l'Institut Polaris, un groupe qui mène actuellement campagne pour un plus grand respect de l'eau au Canada et pour l'éradication de l'environnement des millions de bouteilles d'eau en plastique consommées chaque année. «Que cette eau publique soit puisée par une multinationale et embouteillée pour en tirer un profit, c'est tout simplement inacceptable.»
Depuis plus d'un an, le géant américain de l'agroalimentation, célèbre pour ses boissons gazeuses et autres liquides, a en effet transféré à Montréal, dans son usine de l'arrondissement Saint-Laurent, son unité de production d'eau Aquafina. Cette eau, puisée à même le réseau d'approvisionnement municipal, provenait auparavant des aqueducs de Mississauga en Ontario ainsi que de ceux de Philadelphie en Pennsylvanie.
L'eau du robinet de Montréal, ainsi embouteillée, alimente désormais le marché du Québec, marché dont les principaux consommateurs, d'un point de vue démographique, se situent dans la grande région de Montréal. Pour le reste du Canada, l'Aquafina est plutôt tirée des robinets de Peel, en Ontario, ou de Vancouver, en Colombie-Britannique. L'Institut Polaris estime qu'un tiers de l'eau en bouteille vendue au Canada est de l'eau du robinet surtraitée.
Tout comme l'eau Dasani, de son concurrent Coca-Cola, l'Aquafina de PepsiCo se présente sur l'emballage comme une eau traitée déminéralisée. En substance, cela indique que l'eau de la distribution publique, initialement traitée par les services municipaux pour être potable, a été débarrassée de tous ses sels minéraux et traces de chlorures par un procédé dit d'osmose inversée et d'ozonisation. Ces eaux sont alors vendues par les deux multinationales en tant que produit prétendument «plus pur».
Aucune entente entre Pepsi et la Ville
La Ville de Montréal a indiqué au Devoir qu'aucune entente particulière n'avait été signée avec la multinationale américaine pour cette exploitation de l'eau de la distribution publique. Les ponctions d'eau se font en effet dans le cadre de la réglementation actuelle qui impose une taxation spéciale aux grands utilisateurs d'eau, soit les entreprises qui sur une base annuelle puisent plus de 100 000 m2 d'eau potable du réseau.
Pepsi doit également acquitter une taxe locale pour sa consommation d'eau ainsi qu'une redevance applicable aux bâtiments qui possèdent des tuyaux d'eau surdimensionnés pour se brancher au réseau d'aqueduc de la Ville. C'est le cas de son usine du boulevard Thimens de l'arrondissement Saint-Laurent.
Selon les informations obtenues par Le Devoir, en 2009, l'usine de PepsiCo de Montréal s'est approprié plus de 540 millions de litres d'eau municipale pour remplir ses bouteilles d'Aquafina, mais aussi pour fabriquer l'ensemble de ses autres boissons, dont le Pepsi, le 7UP et le Mountain Dew font partie. Le tout pour une facture fiscale totale de 526 816 $, indique l'administration municipale. Cela équivaut à un achat massif d'eau au prix de 10 cents les 100 litres. Rappelons que, sur le marché de l'eau en bouteille au Québec, l'Aquafina, issue des robinets de la ville de Montréal, se vend entre 3 et 6 $ le litre.
«Nous dénonçons cette pratique depuis des années et nous allons continuer à le faire, a commenté Martine Chatelain, présidente de la Coalition Eau Secours!. Les consommateurs doivent arrêter d'acheter cette eau qui n'est pas plus potable que celle qui sort de leur robinet. Quant à la Ville, elle devrait à l'avenir se poser des questions sur cette pratique, mais également exiger de ces entreprises des redevances plus élevées pour l'utilisation de l'eau de son aqueduc afin d'en réduire l'attrait.»
Tout en soulignant le grotesque de ce commerce de l'eau du robinet, Mme Chatelain dit vouloir interpeller l'administration municipale dans les prochains mois, afin de l'inciter à réduire sa consommation de bouteilles d'eau en plastique. Entre 2005 et 2008, les bouteilles d'eau ont représenté 90 % de l'augmentation des contenants recyclables ici, selon Recyc-Québec. L'an dernier, la Fédération canadienne des municipalités (FCM) a demandé à ses membres de mettre fin à l'usage de l'eau embouteillée dans les établissements municipaux. Toronto et Québec se sont dits sensibles à cette demande. Montréal n'a pas encore pris position.
Malgré nos nombreux appels, il n'a pas été possible de parler dans les derniers jours à un représentant de la multinationale PepsiCo au Québec. Par la voix de son porte-parole, Philippe Sabourin, la Ville a pour sa part indiqué ne pas avoir l'intention pour le moment de revoir son régime fiscal sur l'utilisation de l'eau par les grands consommateurs privés.
À l'échelle provinciale, Québec se prépare à imposer en janvier prochain une redevance sur l'utilisation de l'eau par les grands embouteilleurs de la province. Un projet de loi est à l'étude. S'il est adopté, il pourrait prendre la forme d'une taxe de 0,00007 $ — ou sept millièmes de cent —, par litre d'eau souterraine puisée à des fins commerciales et revendue par la suite environ 2 $. Les eaux d'aqueduc ne sont pas visées par ce cadre législatif en formation.