Réforme de la nomination des juges de la Cour suprême - La transparence rendra-t-elle la sélection moins partisane?
![Le ministre Cotler estime avoir poussé sa réforme aussi loin que possible: «Nommer les juges est une responsabilité constitutionnelle que le gouverneur en conseil [le premier ministre et son cabinet] ne peut pas déléguer à d’autres. C’est impo](https://media2.ledevoir.com/images_galerie/nwdp_24290_20372/image.jpg)
Embourbée en comité parlementaire à de nombreuses reprises et freinée par un manque de volonté politique de la part du gouvernement libéral, la réforme du processus de nomination des juges de la Cour suprême a finalement vu le jour lundi dernier, après deux ans d'attente. Il en ressort un mode de sélection moins partisan, plus transparent, mais qui ne colmate pas toutes les brèches.
Ottawa — Rarement aura-t-on vu les juges défrayer autant la manchette pour autre chose que leurs jugements. Depuis dix mois, ça défile. Nominations à la Cour suprême l'automne dernier, attention médiatique sur le salaire des juges, affirmation ce printemps du juge en chef du Québec Michel Robert à l'effet que les souverainistes ne devraient pas être juges au niveau fédéral, déclarations incendiaires de l'ancien directeur du PLC-Québec, Benoît Corbeil, selon lequel les avocats bénévoles pour les libéraux fédéraux sont récompensés en étant nommés juges...Les citoyens, peu rompus au processus de nomination des juges, se sont mis à poser des questions, à douter. Est-ce que notre système de sélection des magistrats est vraiment exemplaire et dénué de partisanerie politique? Malheureusement, et même si personne ne doute de la compétence de la machine juridique canadienne, la réponse a retenti, haute et forte: «pas complètement».
Ottawa le savait pertinemment. C'est pourquoi le gouvernement fédéral avait dans sa manche, depuis presque deux ans, un projet de réforme du processus de nomination des juges. Du moins en ce qui concerne les magistrats du plus haut tribunal du pays, la Cour suprême, puisqu'il n'y a rien en vue pour les autres nominations au niveau fédéral.
Après l'énorme controverse suscitée par les propos de Benoît Corbeil, l'ancien directeur du Parti libéral du Canada section Québec — qui a affirmé ce printemps qu'une poignée de libéraux à Ottawa contrôlaient tout, jusqu'à la nomination des juges (entre sept et dix avocats qui ont fait du bénévolat pour le PLC lors de la campagne électorale de 2000 auraient été nommés juge depuis, avait-il dit) —, il était temps d'agir.
Le ministre de la Justice, Irwin Cotler, refuse toutefois aujourd'hui de faire un lien entre cette tempête et la réforme annoncée cette semaine. «Ça n'a rien à voir. J'ai parlé de cette réforme dès mon arrivée comme ministre en 2004, soit bien avant la controverse. C'est une démarche réfléchie» a-t-il dit lors d'une entrevue avec Le Devoir. Mais il avoue sans se faire prier qu'il était plus que temps de mettre en application ce nouveau mode de sélection. «La Cour suprême est l'un des piliers fondamental de notre démocratie et c'est important qu'elle ait le meilleur processus de nomination possible, dit-il. La Cour suprême a une excellente réputation internationale et elle mérite un processus de sélection à la mesure de son importance et de sa réputation.»
Un filtre supplémentaire
Selon le ministre, ce but est maintenant atteint. D'abord, le ministre fédéral de la Justice dressera une liste de cinq à huit candidats au poste de juge à la Cour suprême. Il enverra ensuite cette liste à un comité. C'est là la grande innovation. Avec la mise en place de ce comité consultatif qui évaluera les candidats pour finalement recommander trois noms au premier ministre et au ministre de la Justice, le gouvernement ajoute un filtre qui n'existait pas.
De plus, la composition de ce comité sera très variée, incluant des députés de l'opposition, ce qui élimine une bonne dose de partisanerie politique. Selon le ministre Cotler, ce comité devra choisir à l'unanimité les trois noms qui seront présentés au premier ministre. Avant la réforme, le ministre choisissait des candidats comme bon lui semblait, après certaines consultations, il est vrai, mais sans comité pour restreindre ses choix (voir l'encadré).
Mais cette réforme est loin de plaire à tous, alors que les trois partis d'opposition aux Communes étaient contre l'idée. Le Bloc québécois estime que cette transformation est bien timide et que la liberté d'action du premier ministre est encore trop grande, puisque c'est le gouvernement qui met sur la table la liste initiale de noms. «C'est un petit pas dans la bonne direction, mais il reste beaucoup de chemin à faire», dit le député bloquiste Richard Marceau, critique de son parti en matière de justice. «C'est le principal problème, on n'élimine pas toute la partisanerie. Il y a encore beaucoup trop de pouvoir entre les mains du bureau du premier ministre.» Bref, le gouvernement pourrait encore choisir huit amis du régime pour figurer sur cette liste initiale, ce qui rendrait inoffensif le comité consultatif, estime le Bloc.
Étant donné que chacun des neufs juges de la Cour suprême représente une province ou une région du pays, le Bloc aurait préféré que ce soit la tâche des provinces et des régions concernées de dresser une liste de candidats et non pas au ministre fédéral de la Justice. «Le gouvernement Charest demande la même chose. Les provinces doivent être davantage impliquées», dit Richard Marceau.
Irwin Cotler s'en défend. «Je vais consulter les provinces avant de faire ma première liste, c'est certain, dit-il. Je suis très sensible à ça et en tant que juriste du Québec, je suis particulièrement sensible à la tradition et à la différence du Québec.»
Discorde
Le ministre estime avoir poussé sa réforme aussi loin que possible. «Nommer les juges est une responsabilité constitutionnelle que le gouverneur en conseil [le premier ministre et son cabinet] ne peut pas déléguer à d'autres, explique-t-il. C'est impossible. Cette liste doit être faite par le ministre de la Justice, on n'en sort pas. Déjà, pour la première fois, un comité consultatif sera en place. Ça va ajouter une nouvelle dynamique», dit-il.
«C'est faux!, rétorque Richard Marceau. Tout ce que la constitution dit, c'est que le gouverneur en conseil doit nommer les juges. Rien n'est dit sur une première liste de candidats. On ne veut pas enlever ce pouvoir constitutionnel, on veut juste que ce soit plus impartial et que les provinces jouent un plus grand rôle.»
Le Bloc, lors des travaux du Comité permanent de la justice tenus le printemps dernier, n'a pas pu faire adopter son idée. Tout comme le NPD et les conservateurs d'ailleurs, puisque aucun parti ne s'entendait sur le type de réforme désiré. En fait, tous s'étaient mis d'accord seulement sur un aspect: cette réforme est mauvaise. Devant la discorde entre partis et les mois qui passaient, le gouvernement a donc décidé de faire cavalier seul. Le ministre Cotler a finalement imposé ses vues lundi, au grand dam de l'opposition. Richard Marceau reconnaît que cette zizanie «n'a certainement pas nuit» au gouvernement, qui a pu aller de l'avant.
Par contre, les partis d'opposition ont intérêt à accorder leurs violons dans les prochains mois. C'est que dès cet automne, un sous-comité de la Justice, présidé par le bloquiste Richard Marceau, va s'attaquer au processus de nomination des autres juges fédéraux, comme ceux de la Cour d'appel du Québec, de la Cour supérieure du Québec ou de la Cour fédérale. Pour l'instant, le gouvernement n'a pas l'intention de modifier le mode de sélection actuel, mais les partis veulent tout de même présenter un rapport en décembre prochain qui fera un état de la situation et fera certaines recommandations.
«Il y a un problème de politisation des juges. Or, dans notre système, il ne doit pas uniquement y avoir justice, mais également apparence de justice. Il faut changer ça», soutient Richard Marceau. Il en veut pour preuve non seulement les déclarations fracassantes de Benoît Corbeil, mais également une enquête du Ottawa Citizen cet hiver qui démontrait que plus de 60 % des 93 juges nommés par les libéraux en Alberta, en Saskatchewan et en Ontario depuis 2000 avaient donné exclusivement à la caisse électorale libérale. La proportion atteint même 70 % pour la Cour supérieure de l'Ontario.