Une enquête publique, et vite, somme l’ancien commissaire de l’affaire Mulroney-Schreiber

L’ancien juge et commissaire de l’affaire Mulroney-Schreiber, Jeffrey Oliphant, ici photographié en 2010, ajoute sa voix à celles qui somment David Johnston de recommander une enquête publique mardi prochain.
Sean Kilpatrick Archives La Presse canadienne L’ancien juge et commissaire de l’affaire Mulroney-Schreiber, Jeffrey Oliphant, ici photographié en 2010, ajoute sa voix à celles qui somment David Johnston de recommander une enquête publique mardi prochain.

David Johnston rendra son verdict mardi prochain : le gouvernement Trudeau devrait-il déclencher une enquête publique sur les efforts d’ingérence de la Chine en sol canadien ? La réponse semble inévitable. Et l’ancien juge et commissaire d’enquête publique Jeffrey Oliphant ajoute sa voix à toutes celles qui en réclament une. Celui ou celle qui la présidera devra en outre avoir les coudées franches, souligne M. Oliphant, en entretien avec Le Devoir.

Le contexte actuel a pour lui des airs de déjà-vu. Il y a 15 ans, c’est ce même David Johnston qui avait recommandé au premier ministre de l’époque, Stephen Harper, de tenir une enquête publique sur les transactions financières entre Brian Mulroney et l’homme d’affaires Karlheinz Schreiber. Plutôt que de prendre sa retraite comme prévu, M. Oliphant a pris la gouverne de cette commission d’enquête. « L’expérience professionnelle la plus excitante et intéressante de ma carrière de juge », raconte-t-il.

L’ancien gouverneur général David Johnston s’apprête maintenant à recommander au premier ministre Justin Trudeau de tenir, ou non, une enquête sur les tentatives d’ingérence électorale par le régime de Pékin. Son mandat prévoit qu’il fasse ainsi rapport au gouvernement « d’ici le 23 mai ». Puisque le premier ministre est en voyage en Asie jusqu’à dimanche, M. Johnston risque bel et bien d’attendre mardi prochain pour dresser son constat de l’état des mécanismes en place et suggérer les améliorations à y apporter afin de déceler, mais surtout de contrer, tout effort d’ingérence.

Au fil des révélations qui se sont succédé dans les derniers mois, les appels au déclenchement d’une enquête publique et indépendante se sont eux aussi multipliés. M. Johnston semble aujourd’hui avoir les mains presque liées.

De l’avis de Jeffrey Oliphant, cette enquête devra être laissée à l’entière discrétion de son ou sa commissaire.

« Le mandat ne devrait pas être imposé par le gouvernement en raison des aspects politiques qui sont liés à tout ce dossier, y compris les allégations quant à la bienséance du premier ministre et de certains membres du Conseil des ministres », soutient-il.

Les questions auxquelles devra répondre l’enquête seront tout aussi importantes. « Car elles touchent non seulement les citoyens canadiens, et surtout les citoyens sino-canadiens, mais aussi la sécurité et la souveraineté de la nation. » Il faudra donc déterminer ce que savaient le premier ministre ainsi que les membres de son gouvernement et de l’appareil gouvernemental, et ce qu’ils ont fait lorsqu’ils ont été mis au parfum des gestes posés par le régime chinois. Et pouvoir éplucher, pour ce faire, les documents du Conseil des ministres, les rapports du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et ceux du Centre de la sécurité des télécommunications.

Quant à la personne qui se verra confier la présidence de cette commission d’enquête, son choix sera « d’une importance capitale ». « Cette personne doit être intrépide, bien respectée et connue pour son intégrité afin que, quelle que soit l’issue de l’enquête, les gens en respectent les conclusions, qu’ils soient d’accord ou non. »

Un doute intenable

 

Tous semblent s’entendre, à Ottawa, pour prédire que M. Johnston recommandera la tenue d’une telle enquête — qu’elle soit publique, indépendante ou judiciaire.

La situation actuelle est intenable. Le Bloc québécois reprochait au gouvernement lundi d’avoir déclenché quatre élections partielles en plein scandale d’ingérence étrangère. Une position facile à prendre pour le Bloc, qui ne participera qu’à l’une de ces partielles, dans Notre-Dame-de-Grâce–Westmount, où il est arrivé quatrième il y a deux ans avec 5 % des voix…

Mais reste que ces doutes évoqués au sujet d’un scrutin n’annoncent rien de bon pour les prochaines élections générales.

Car des questions en suspens, il y en a. Quelle était l’ampleur des efforts d’ingérence étrangère par Pékin lors des élections de 2019 et de 2021 ? Que savait le gouvernement Trudeau et qu’a-t-il fait pour les contrer ? Et qu’en est-il des efforts d’influence politique de la Chine à l’endroit de candidats, de députés ou d’employés politiques, allégués par la source du Globe and Mail ?

L’ancien directeur général des élections Jean-Pierre Kingsley en posait d’autres dans une lettre ouverte transmise au Globe and Mail récemment. De quelle façon cette ingérence a-t-elle été menée ? Quels candidats et quels partis politiques ont été visés ou, au contraire, favorisés ? Quelle forme prenaient ces messages les ciblant, sur quelles plateformes, à quel moment du cycle électoral ? Ces campagnes ont-elles été organisées depuis l’intérieur ou l’extérieur du Canada ? Et ont-elles été financées d’une façon qui contrevient à la Loi électorale du Canada ?

Même si David Johnston réclamait la tenue d’une commission d’enquête, celle-ci ne serait pas terminée d’ici les prochaines élections générales — que plusieurs attendent en 2024.

La commission Rouleau, sur l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence, n’a duré que dix mois. Mais d’autres se sont étirées au-delà de trois ans. La commission Oliphant a quant à elle duré deux ans, tout comme celle du juge Frank Iacobucci sur les gestes posés par les services de renseignement canadiens qui ont contribué à la détention de trois Canadiens d’origine arabe en Syrie. Une enquête qui avait épluché le travail du SCRS et de la Gendarmerie royale du Canada pendant 20 mois, et à laquelle risque de ressembler une éventuelle commission sur l’ingérence chinoise.

Les partis d’opposition en réclament une haut et fort, tous les jours. Reste à voir si, si elle se concrétise, elle saura les rassurer et du même coup rassurer les Canadiens. C’est à souhaiter. Car les débats aux Communes ou en comité n’aident en rien.

Le juge Oliphant se souvient d’échanges parlementaires, dans les mois précédant sa propre enquête sur l’affaire Mulroney-Schreiber, qui ne servaient qu’à « marquer des points politiques ». Il poserait sûrement le même constat aujourd’hui.

David Johnston semble désormais ne pas avoir d’autre option que de répondre aux espoirs des partis politiques, d’anciens dirigeants d’élections ou du renseignement et du juge Oliphant. Il y va de la « confiance des Canadiens dans l’intégrité de nos institutions démocratiques », celle-là même qui figure, en ces mots, au coeur du mandat que lui a confié Justin Trudeau il y a deux mois

À voir en vidéo