Trudeau ne peut plus se permettre d’ignorer la cible de dépenses militaires de l’OTAN

Cent cinquante membres blindés du Royal 22e Régiment de l'Armée canadienne de Valcartier, au Québec, lors d'exercices militaires en Colombie-Britannique, en mai 2013.
Photo: Chad Hipolito La Presse canadienne Cent cinquante membres blindés du Royal 22e Régiment de l'Armée canadienne de Valcartier, au Québec, lors d'exercices militaires en Colombie-Britannique, en mai 2013.

Que le Canada n’ait pas l’ambition d’atteindre la cible de dépenses militaires de l’OTAN n’a rien de très surprenant. Que Justin Trudeau en fasse l’aveu à ses alliés a davantage de quoi faire sourciller, même si ces derniers n’étaient probablement pas non plus étonnés. Car le climat mondial a grandement évolué, en Europe comme chez nos voisins américains, et le Canada ne bénéficie plus de la même latitude de la part de ses partenaires.

Le Washington Post citait la semaine dernière un document secret du Pentagone selon lequel Justin Trudeau aurait avoué aux représentants de l’Alliance atlantique que le Canada « n’atteindra jamais » le seuil de 2 % du produit intérieur brut que l’OTAN demande à ses membres de consacrer à leurs dépenses en matière de défense.

Cette cible — bien qu’imparfaite, de l’avis de tous les experts — est devenue « une norme politique » à laquelle sont tenus les États membres, observe Kerry Buck, ancienne ambassadrice du Canada à l’OTAN. Et le chiffre a atteint, au fil des ans, « une espèce de valeur fétiche », renchérit Thomas Juneau, de l’Université d’Ottawa.

Tous deux constatent nonobstant qu’en ignorant cette cible, si subjective soit-elle, le Canada fait des mécontents. « Et le simple fait que cela irrite nos alliés pose un risque à l’avenir », indique le professeur Juneau.

Justin Trudeau n’a pas nié avoir ainsi averti ses partenaires de l’Atlantique Nord. « Je persiste à dire et je dirai toujours que le Canada est un partenaire fiable de l’OTAN, un partenaire fiable autour du monde », s’est-il contenté d’affirmer. Sa ministre de la Défense, Anita Anand, a quant à elle fait valoir, en comité sénatorial lundi, que l’« engagement [du Canada] envers la sécurité euro-atlantique est inébranlable ».

Au lendemain de l’invasion russe de la Crimée, en 2014, les pays membres de l’OTAN avaient convenu de cesser « toute diminution » de leurs budgets de défense et de chercher « à se rapprocher dans les dix années à venir des 2 % recommandés ».

Un objectif devenu une obligation

La cible n’a jamais été contraignante. Le gouvernement conservateur de Stephen Harper versait à l’époque 1 % du PIB en dépenses militaires, et cette proportion a oscillé autour de ce même chiffre tout au long du mandat. Si le gouvernement Trudeau a atteint 1,4 % en 2017 et en 2020, ses propres investissements ont reculé depuis pour atteindre 1,29 % l’an dernier. Ce qui place le Canada au 25e rang des 29 pays membres. Seuls sept d’entre eux atteignent ou surpassent les 2 %.

La taille de l’économie de ces pays n’est toutefois pas équivalente. La Grèce figure ainsi au premier rang du pourcentage du PIB, mais en milieu de peloton au chapitre des dépenses en chiffre absolu (le Canada arrive sixième à cet égard). L’armée grecque n’a pas non plus la capacité de contribuer généreusement aux missions de l’OTAN.

Le gouvernement Trudeau n’a donc pas tort quand il répète qu’il fournit sa part d’efforts auprès de l’Ukraine. La ministre Anand rappelle en outre avoir promis des dizaines de milliards de dollars pour la refonte de la politique de défense du Canada, la modernisation annoncée du NORAD et l’achat de F-35.

Il y a cependant des bémols. Les Américains s’impatientaient dans l’attente qu’Ottawa précise l’échéancier des investissements dans le NORAD. L’armée canadienne met du temps à gonfler comme promis son contingent en Lettonie. Et elle aurait « de la difficulté » à assembler les capacités militaires nécessaires pour diriger une mission à Haïti, avouait récemment à Reuters le chef d’état-major de la Défense, le général Wayne Eyre.

Le constat dressé dans le document du Washington Post était semblable. L’Allemagne est inquiète. La Turquie, « déçue ». Et Haïti, « frustré ».

L’OTAN et les Américains font pression

La réputation du Canada demeure « crédible », selon l’ex-ambassadrice Kerry Buck. Sauf que ces contributions du Canada sont parfois inférieures ou en retard par rapport aux espoirs de ses alliés.

Et au-delà de la cible de 2 %, le professeur Juneau fait état d’un « manque de sérieux du Canada en matière de défense, d’affaires étrangères et de sécurité nationale » qui n’est pas non plus passé inaperçu chez nos alliés.

Les appels à voir Ottawa bonifier ses dépenses militaires ne disparaîtront donc pas de sitôt. Bien au contraire.

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a prévenu qu’il s’attendait à ce que les membres de l’alliance conviennent au sommet prévu en Lituanie cet été de faire de la cible de 2 % « un plancher et non pas un plafond ». Plusieurs ont déjà rajusté le tir en s’engageant à y arriver. « Cela laisse le Canada loin derrière, si nous n’avons même pas de plan nous menant vers les 2 % », indique Mme Buck, qui a été en poste à Bruxelles de 2015 à 2019.

Cette pression s’accentue aussi du côté des États-Unis, sur qui le Canada a traditionnellement compté pour l’épauler et l’aider à se protéger. Donald Trump avait fait valoir, à l’époque où il était président, qu’il serait « de plus en plus difficile de justifier » que certains pays de l’OTAN ne contribuent pas autant que les autres.

Ce même Donald Trump brigue de nouveau la présidence des États-Unis. Et son discours est désormais repris par des démocrates, comme l’ancien ambassadeur au Canada sous l’administration de Barack Obama David Jacobson, qui s’est lui-même inquiété que les Américains en aient marre des « profiteurs ».

« Notre négligence jusqu’ici ne nous a pas coûté cher, explique Thomas Juneau. Mais peut-on continuer à ne pas payer de prix important pour cette négligence ? Je suis beaucoup moins confiant. »

Justin Trudeau pourrait bien choisir de s’en remettre à l’opinion des Canadiens plutôt qu’à celle de pays étrangers. Au printemps 2022, à la suite de la nouvelle tentative d’invasion russe de l’Ukraine, peu de Canadiens (18 %) souhaitaient que le gouvernement investisse davantage en matière de défense. Près de la moitié des répondants du sondage Léger trouvaient que ses investissements étaient adéquats, tandis que 34 % souhaitaient qu’ils soient revus à la baisse. Pour atteindre la cible de l’OTAN, Ottawa devrait consacrer à ce portefeuille 18 milliards de plus par année, selon le directeur parlementaire du budget.

M. Trudeau ne paiera pas de prix politique au sein du pays s’il ignore les appels de ses alliés, mais Kerry Buck soutient qu’il ne faut pas sous-estimer les conséquences internationales d’une telle décision, alors que la Russie lorgne aussi l’Arctique, aux portes du Grand Nord canadien, et que les États-Unis n’ont pas convié le Canada à leurs nouvelles alliances que sont le Quad et AUKUS.

Si Justin Trudeau garde le cap, il lui faudra un jour reconnaître que le Canada, malgré les ambitions de début de mandat du premier ministre, risque de devoir se contenter de ne plus avoir la même influence sur la scène internationale.

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