Ingérence étrangère: une souris au ralenti pour faire face à l’éléphant chinois

Il a fallu deux semaines à Justin Trudeau pour céder (en partie) à la pression politique et populaire et réclamer de nouvelles enquêtes sur l’ingérence étrangère. Mais le premier ministre ne s’en est tenu qu’à élargir des travaux existants et à nommer un éventuel « rapporteur spécial » qui lui dira s’il devrait déclencher ou non l’enquête publique qui lui est réclamée. Rien pour apaiser les partis d’opposition. Ni les craintes d’un nombre grandissant de Canadiens, que le premier ministre soutient pourtant vouloir rassurer.
Il est vrai que le déclenchement d’une enquête publique sur les tentatives du régime communiste chinois d’influencer les élections fédérales de 2019 et 2021 ne fait pas l’unanimité parmi les experts. Certains ont soulevé que les documents et renseignements de sécurité nationale devraient rester secrets, ce qui n’éclairerait pas davantage le public. Et que de telles enquêtes prennent du temps, alors que la date du prochain scrutin est incertaine en contexte de gouvernement minoritaire.
Il est vrai aussi, comme l’a dit Justin Trudeau lundi, que s’il déterminait lui-même d’entrée de jeu les paramètres d’une enquête, il serait aussitôt taxé d’en miner l’autonomie et la crédibilité. Déjà, dans les minutes qui ont suivi l’annonce du premier ministre, les chefs conservateur et bloquiste, Pierre Poilievre et Yves-François Blanchet, ont raillé que ce rapporteur spécial que nommera lui-même Justin Trudeau sera assurément « un proche des libéraux » peu susceptible de conclure au besoin d’une enquête publique. Même le chef néodémocrate Jagmeet Singh exige la tenue d’une telle enquête (sans pour autant menacer de retirer son appui au gouvernement).
Le climat est tel qu’il serait difficile de satisfaire les oppositions. Mais Justin Trudeau aurait pu confier dès maintenant à son rapporteur spécial la tâche de fixer le mandat d’une enquête — qu’elle soit publique, indépendante ou judiciaire —, d’en fixer les objectifs et surtout la durée. Le premier ministre aurait ainsi pu faire l’économie d’une étape de réflexion supplémentaire, comme le gouvernement les affectionne tant.
« Plus le premier ministre met du temps, plus c’est dangereux pour la confiance des Canadiens en notre système démocratique », s’inquiète Artur Wilczynski, ex-haut fonctionnaire dans le domaine de la sécurité nationale, aujourd’hui à l’Université d’Ottawa.
L’enjeu est devenu extrêmement politique. Les partis d’opposition mitraillent le gouvernement de questions, enchaînent les déclarations écrites et les points de presse.
Mais les conséquences de tout cela sont profondément démocratiques. Un récent sondage de la firme Angus Reid révélait que la moitié des Canadiens (53 %) estiment que les allégations d’ingérence électorale du régime chinois posent une grave menace pour la démocratie canadienne. Les électeurs conservateurs et bloquistes sont les plus inquiets (72 % et 60 %), mais 43 % des libéraux sont aussi de cet avis.
Le gouvernement Trudeau est en outre perçu comme ne se préoccupant pas suffisamment des questions de sécurité nationale et de défense par 64 % des répondants — 88 % de ceux s’identifiant comme conservateurs, 73 % comme bloquistes, et même 52 % des répondants libéraux.
D’autres avenues en attendant
Artur Wilczynski et son collègue Thomas Juneau estiment que la grappe de mesures annoncées par Justin Trudeau présente un « bon pas en avant ». Car une enquête publique, même si elle finissait par être déclenchée, ne serait pas l’unique solution miracle pour faire la lumière sur le déroulement des deux dernières élections et les capacités des différentes agences de protéger les suivantes.
Le comité spécial transpartisan de parlementaires et le groupe d’experts de surveillance des activités de renseignement privilégiés par M. Trudeau sont de bons forums pour se pencher sur l’ingérence étrangère tout en protégeant les informations délicates. Même si l’opposition rejette ces deux entités, sous prétexte qu’elles font leur travail à huis clos.
Le registre d’agents étrangers — que le gouvernement étudie depuis plus d’un an et pour lequel M. Trudeau est venu annoncer une nouvelle fois des consultations — est aussi nécessaire. Mais sa mise sur pied met trop de temps, de l’avis de Thomas Juneau, professeur à l’Université d’Ottawa et ex-analyste au ministère de la Défense.
« Les solutions, on les connaît », réplique-t-il à ceux qui ne parlent que d’une enquête publique.
Les experts notent que la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), qui date de 1985, devrait en outre être mise à jour pour élargir le mandat de l’agence aux pratiques contemporaines.
La conseillère à la sécurité nationale du premier ministre pourrait faire rapport aux Canadiens régulièrement sur les menaces ciblant le Canada et les efforts pour les contrer.
Les partis politiques pourraient enfin resserrer rapidement leurs processus de nominations afin d’empêcher des forces étrangères de s’y immiscer pour privilégier des candidats leur étant favorables.
La responsabilité de dissiper les doutes des Canadiens incombe à tous les politiciens. Bien que 50 % des répondants d’Angus Reid aient indiqué qu’ils ne croient pas que l’élection de 2021 ait été « volée », 42 % des sondés conservateurs et 35 % des sondés bloquistes le craignent cependant.
« Même si les choses sont sous contrôle, cela n’importe presque plus. Parce que les conséquences sont déjà ressenties, et il faut rebâtir la confiance », résume M. Wilczynski.
Justin Trudeau espérait probablement que son annonce lui permette de gagner du temps, afin que se fassent oublier ces allégations d’ingérence visant à favoriser son Parti libéral considéré par Pékin comme lui étant plus clément.
Le premier ministre devrait toutefois se montrer plus prompt à répondre au scandale, afin de protéger le processus démocratique canadien. Et si cela ne lui suffit pas comme raison, il devrait peut-être aussi se rappeler qu’après plus de sept ans au pouvoir, ses rivaux politiques et les électeurs canadiens pourraient ne plus être aussi disposés à lui donner le bénéfice du doute s’il tarde trop à agir.