L’ingérence chinoise, entre silence et outrance

Justin Trudeau affirme à chaque occasion que les tentatives d’ingérence chinoise n’ont pas influencé l’issue des récentes élections. Les révélations ont beau se multiplier, le premier ministre ne s’en tient qu’à cela et n’offre pas plus d’explications. En laissant les Canadiens dans l’ombre et en perpétuant ce silence le plus complet des services de renseignement, le gouvernement laisse toutefois le champ libre aux craintes des citoyens de même qu’aux allégations incendiaires de Pierre Poilievre.
L’automne dernier, le réseau Global News révélait que le régime communiste de Chine aurait tenté de favoriser l’élection de 11 candidats (des libéraux et des conservateurs) au scrutin de 2019. L’affaire a fait scandale au Parlement fédéral. Voilà que la semaine dernière, le Globe and Mail dévoilait que la Chine aurait mené une vaste campagne pour tenter de favoriser en 2021 l’élection d’un gouvernement libéral minoritaire, le parti étant vu depuis longtemps comme étant moins hostile envers Pékin.
« Les résultats des élections en 2019, en 2021, sont les résultats qu’ont choisis les électeurs canadiens, point à la ligne », statuait une fois de plus Justin Trudeau vendredi.
Soit, la défaite de huit ou neuf candidats conservateurs — tel que s’en inquiète le parti, en raison de campagnes de désinformation visant la communauté sino-canadienne sur WeChat — n’aurait pas changé la couleur du gouvernement élu il y a 17 mois. Mais une tentative étrangère d’altérer le cours d’élections canadiennes, qu’elle soit isolée ou même infructueuse, demeure préoccupante, répliquent avec raison les formations politiques et les experts.
Or, il a fallu que des médias révèlent ces efforts d’ingérence pour qu’ils soient dévoilés au grand jour. Le gouvernement, les agences de sécurité et le groupe de veille électorale mis sur pied par le fédéral n’en ont pas dit un mot en 2019 ou en 2021.
Ce qui a mené le chef conservateur Pierre Poilievre à lancer, vendredi, sa plus récente envolée fallacieuse. Justin Trudeau « était au courant de cette ingérence », a-t-il affirmé. « Il n’a absolument rien fait » et il l’a « acceptée parce que l’ingérence était en sa faveur », a-t-il accusé. M. Poilievre a même allégué que les autorités chinoises auraient agi ainsi car elles « savaient » que Justin Trudeau « favoriserait leurs intérêts plutôt que ceux du Canada ».
Des propos dangereux, venant miner la confiance du public envers le processus démocratique canadien, alors que le chef conservateur aurait pu se contenter de critiquer le silence du gouvernement et d’exiger des réponses qui jusqu’ici lui ont été refusées.
Les risques du silence
Mais en se montrant aussi laconique, Justin Trudeau permet aussi une telle récupération politique susceptible de semer ou même de cimenter le doute.
« Lorsque l’on ne discute pas de ces grandes questions de sécurité nationale, elles peuvent se retrouver prises en otage afin de mettre en doute notre système électoral », s’inquiète Stephanie Carvin, professeure associée à l’Université Carleton et ancienne analyste au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS). Ce refus du gouvernement et des services de renseignement d’expliquer les risques est « extrêmement dangereux », à ses yeux. Car faute de comprendre le contexte au quotidien, les esprits s’emballent lorsqu’ils font face à des incidents inattendus.
Artur Wilczynski, haut fonctionnaire dans le domaine de la sécurité nationale nouvellement retraité, déplore aussi un « manque de transparence systématique » des institutions du renseignement. Ce qui fait que la conversation sur ces questions n’est pas aussi « mature » au Canada qu’elle l’est aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Australie. « Ce manque de compréhension, ce manque de maturité dans le débat prépare le terrain à la manipulation d’incidents pour des objectifs partisans », observe celui qui est aujourd’hui professionnel en résidence à l’Université d’Ottawa.
Ce silence des agences découle en partie de raisons logistiques. La collecte de renseignements se fait de façon clandestine, et dévoiler ses sources et ses méthodes au grand jour pourrait « brûler » ces ressources. Le renseignement ne mène pas toujours non plus à des preuves criminelles pouvant être détaillées devant les tribunaux. Divulguer l’identité de cibles, dans ce contexte, peut brimer leurs droits.
Malgré cela, la transparence demeure « fondamentale » et peut très bien se faire « tout en protégeant les secrets qui le nécessitent », souligne M. Wilczynski.
Les résultats des élections en 2019, en 2021, sont les résultats qu'ont choisis les électeurs canadiens, point à la ligne
Treize professeurs de l’Université d’Ottawa observaient à leur tour l’an dernier que la « tradition de secret » du renseignement est devenue « désuète et contre-productive » et qu’il fallait plus de transparence pour aider la société à résister aux menaces actuelles.
Il n’y a pas grand avantage politique non plus à discuter de ces questions complexes. Aucun vote à gagner, insistent les experts. Ils rappellent en outre que dans le passé, le dévoilement d’enquêtes a été perçu comme ayant influencé le cours électoral. (Celle du FBI sur Hillary Clinton en 2016 ou celle de la GRC sur Ralph Goodale en 2005, qui dans les deux cas n’ont pas mené à des accusations contre les politiciens visés.)
« Ce n’est en effet pas un dossier simple à gérer. Il y a des nuances, des défis. Mais c’est un gouvernement élu. Il devrait avoir les réponses », soutient la professeure Carvin.
Une responsabilité partagée
Cette culture du secret ne concerne pas uniquement le gouvernement Trudeau. Celui de Stephen Harper logeait à la même enseigne, observait récemment Richard Fadden, qui a conseillé les deux premiers ministres en matière de sécurité nationale. Lui aussi appelait le gouvernement à plus de transparence, sur les ondes de la CBC.
L’équipe de Justin Trudeau assure qu’elle travaille sur des réponses concrètes aux efforts d’ingérence d’autres pays. Les libéraux étudient depuis plus d’un an la possibilité de créer un registre d’agents étrangers opérant au Canada et qui tentent d’influencer les politiques publiques ou les gouvernements.
Mais il faudrait aussi que ce gouvernement rompe avec le mutisme institutionnel entourant les questions de sécurité nationale pour en discuter même lorsqu’il n’a pas d’annonce à faire dans le domaine. Et ainsi rassurer les Canadiens qui se posent de plus en plus de questions. Car il ne suffit plus de reprocher aux conservateurs de jouer le jeu d’adversaires étrangers en minant la confiance des électeurs. Les libéraux doivent eux aussi agir pour répondre à ces inquiétudes légitimes et ainsi dissiper ces doutes à leur source.