Le privé envenime les négociations en santé

Le premier ministre Justin Trudeau à Ottawa, mardi
Photo: Sean Kilpatrick La Presse canadienne Le premier ministre Justin Trudeau à Ottawa, mardi

Justin Trudeau pouvait enfin se réjouir qu’une entente soit à portée de main pour régler la question des transferts en santé versés aux provinces, mais il s’est retrouvé presque aussitôt rattrapé par le recours de plus en plus fréquent de nombre d’entre elles aux cliniques privées. D’abord timide sur cette question, le premier ministre a fini par changer de ton. Il dispose cependant de peu de moyens pour convaincre ses homologues de freiner le virage, surtout s’il veut éviter de faire dérailler les pourparlers et de relancer encore des mois de querelles fédéral-provincial sur la santé.

La réaction de Justin Trudeau à l’annonce par Doug Ford d’une augmentation du nombre d’interventions que l’Ontario confiera au privé avait de quoi étonner. Après avoir condamné l’idée d’ouvrir cette porte en santé pendant la dernière campagne électorale, M. Trudeau affirme maintenant au Toronto Star qu’il faut voir d’un bon oeil « un certain niveau d’innovation », tant que les provinces respectent la Loi canadienne sur la santé.

Le chef néodémocrate Jagmeet Singh s’est indigné. Il y va de déclarations ou de sorties publiques presque tous les jours depuis deux semaines, et dénonce une « volte-face majeure » du premier ministre, qu’il accuse de loger à la même enseigne que les conservateurs qu’il critiquait il y a deux ans.

Surtout, quelques élus libéraux fédéraux de l’Ontario se sont permis de désavouer publiquement les propos de leur patron. Un « commentaire décevant », a déploré Judy Sgro, députée depuis 1999. C’est en Ontario que les citoyens s’inquiètent le plus de voir le recours au privé nuire au système de santé — 57 %, contre 50 % dans l’ensemble du Canada et 36 % au Québec, selon un sondage Angus Reid de septembre dernier.

Cette semaine, Justin Trudeau assurait désormais que son gouvernement allait « toujours défendre les principes de la Loi canadienne sur la santé. C’est non négociable […] Même pendant les négociations actuelles pour améliorer les soins de santé pour les Canadiens partout au pays ».

Les libéraux préféreraient que les fonds supplémentaires qu’ils consentiront aux provinces ne soient envoyés qu’aux établissements et au personnel de leur réseau public de santé. Cette demande fera partie des discussions lors de la rencontre de travail des premiers ministres mardi prochain, selon nos informations.

Peu de leviers

Le gouvernement Trudeau s’est fait discret, malgré son inconfort, afin de ne pas menacer les avancées des dernières semaines dans les négociations sur le financement de la santé.

Et il faut dire que les provinces qui se tournent davantage vers les cliniques privées — comme l’Ontario, le Québec ou l’Alberta — n’enfreignent pas dans les faits la Loi canadienne sur la santé, qui établit simplement cinq grands principes que doivent respecter les provinces pour profiter de fonds fédéraux (notamment l’« universalité » et « l’accessibilité »). Les soins médicaux qu’elles confient au privé demeurent couverts par l’assurance maladie, et non la carte de crédit, comme le répète Doug Ford.

Entamé avant la pandémie, ce virage s’est accentué depuis. La crise permet aux provinces d’arguer qu’elles doivent faire les choses autrement. Et les patients, lassés d’attendre, veulent avant tout avoir un meilleur accès aux soins de première ligne. « Les avancées et les inconvénients du privé en santé demeurent les mêmes, explique Maude Laberge, professeure d’économie de la santé à l’Université Laval. Ce qui a changé, c’est le volume de patients qui attendent d’être soignés. Cela peut avoir eu un impact sur l’acceptabilité sociale de ces approches. »

La professeure Laberge confirme une augmentation du volume d’interventions déléguées au privé. La part du budget total des provinces consacrée au privé « reste assez marginale », nuance-t-elle cependant.

Si une province en venait à contrevenir à la Loi sur la santé, le fédéral pourrait retrancher ses transferts comme il l’a fait dans le passé, comme aime le rappeler Justin Trudeau. Santé Canada surveille les services diagnostiques facturés dans six provinces, dont le Québec, et pourrait réduire leurs transferts à la mi-mars. Mais ces sommes, équivalentes à chaque dollar facturé aux patients, ont parfois été dérisoires — de 4500 $ pour Terre-Neuve à 65 000 $ au Nouveau-Brunswick en 2020-2021. Ou bien ont fini par être remboursées, lorsque les provinces ont apporté des mesures correctives — Québec a ainsi récupéré les 8,2 millions déduits en 2018-2019.

Les cordons de la bourse

Marie-Claude Prémont, juriste spécialisée en santé à l’École nationale d’administration publique, estime que le débat politique se trompe de cible en s’en remettant uniquement au gouvernement fédéral. « Il y a ce mythe que les systèmes de santé publics au Canada, dans les différentes provinces, sont essentiellement protégés grâce à la Loi canadienne sur la santé. C’est une erreur d’analyse », souligne-t-elle, en rappelant que les provinces ont leurs propres lois encadrant leur système de santé.

Une clinique privée de la Colombie-Britannique, Cambie, a d’ailleurs contesté la loi provinciale lui interdisant de facturer des soins médicaux lorsque les temps d’attente sont trop longs, note Lynne Golding, avocate en droit de la santé chez Fasken.

Colleen Flood, directrice de recherche en droit de la santé à l’Université d’Ottawa, est d’avis que le gouvernement Trudeau, puisqu’il s’apprête à offrir une hausse des transferts aux provinces, devrait simplement y attacher la condition que ces sommes n’aillent pas aux cliniques ou au personnel du privé. Autrement, les premiers ministres provinciaux pourraient se servir de cette première porte ouverte pour ensuite permettre aux patients de payer pour être soignés plus rapidement.

Le gouvernement Trudeau n’a pas décidé s’il ira aussi loin ou s’il se contentera de n’en faire qu’une simple demande aux provinces.

Ce levier financier est en fait le seul qui s’offre à Justin Trudeau, même s’il souhaiterait peut-être forcer davantage la main des provinces. La rencontre de la semaine prochaine nous dira s’il parviendra ou non à rester dans la retenue. Mais même si c’est le cas et qu’un accord sur le financement de la santé découle de ces pourparlers, ce ne sera visiblement pas pour autant la fin des différends entre M. Trudeau et ses homologues en matière de santé.

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