Jouer la carte de Noël en politique

Elles sont distribuées par centaines à l’approche des Fêtes, soigneusement préparées pendant des semaines avant. Les cartes de Noël des politiciens sont devenues une vraie tradition. Et lorsqu’on les survole, c’est toute l’évolution de la société qui défile sous nos yeux. Nul n’incarne davantage ce phénomène que Pierre Elliott Trudeau, au fil de ses quinze années au pouvoir.
Ces cartes ont pourtant mis du temps à devenir aussi festives que l’occasion qu’elles célèbrent. Il a fallu des décennies avant que les premiers ministres canadiens et québécois osent se mettre eux-mêmes en valeur, vêtus d’un chandail de laine réconfortant, pour souhaiter un joyeux Noël à leurs commettants. « Les cartes de Noël multicolores, joyeuses, elles existaient commercialement depuis la fin du XIXe siècle. Mais le personnel politique ne les utilisait pas parce que c’était considéré comme de mauvais goût », explique le conservateur en histoire politique du Musée canadien de l’histoire, Xavier Gélinas, qui s’est amusé à analyser celles des premiers ministres pour le compte du Devoir.

Mackenzie King envoyait donc encore en 1935 un simple faire-part en noir et blanc, sans signature ni même un simple dessin évoquant Noël (photo 1). Tout au plus adressait-il, dans son mot rédigé à la troisième personne, ses « meilleurs voeux ».

La monotonie des cartes primoministérielles est rompue par l’entrée en scène des épouses, après que la sphère politique canadienne ait résisté autant que possible à la « présidentialisation à l’américaine ». John Diefenbaker a été le premier à céder, posant tout sourire avec sa femme, Olive, et leur chien, devant le feu de foyer (photo 2). Au Québec, Jean Lesage a révolutionné le genre et fait de même aux côtés de sa conjointe, Corinne, dont le nom de « jeune fille » est gommé comme le veut alors l’usage (photo 3).

« On passe d’une société de l’écrit à une société de l’image », observe Alain Lavigne, professeur au département d’information et de communication de l’Université Laval.
La famille redéfinie sous Trudeau
Une fois cette brèche créée, au tournant des années 1960, « le barrage a sauté », commente M. Gélinas. « On a vu les enfants, les chiens, et même la cravate a commencé à disparaître. On descend vers les abîmes de la familiarité. »
La stratégie de proximité était délibérée. « Un peu comme si l’on déclarait une trêve de Noël », explique l’historien.

Le premier de ces enfants aura été Justin Trudeau. Le bébé de l’époque occupe à lui seul la carte de son père, signée The First Noël de la main du paternel (photo 4). « La première campagne d’image de marketing du premier ministre actuel », note Xavier Gélinas.

La famille Trudeau incarnera d’ailleurs, au fil des mandats du père, cette nouvelle relation du politique avec le public. La jeune épouse, Margaret Trudeau, est ainsi amplement mise en valeur (photo 5). Suivront chaque année d’autres photos de famille, présentant les deux autres enfants. Puis survient la séparation des parents et voilà que Pierre Elliott Trudeau se présente seul, en père monoparental, aux côtés de ses fils. Une réalité, le divorce, qui aurait autrefois été cachée.

Cette tradition des photos de famille perdure encore aujourd’hui au fédéral. Au Québec, Lucien Bouchard (photo 6) et Jean Charest, tous deux issus de la scène fédérale, l’ont entretenue. Mais M. Charest sera le dernier premier ministre à poser en famille, puis en duo avec son épouse Michèle Dionne (photo 7). Ses successeurs ont privilégié les cartes anonymes mettant en vedettes des oeuvres d’art ou des photos d’édifices iconiques.

Des bons — et moins bons — coups
À quelques occasions, les cartes de Noël ont fait sourciller ou carrément causé une petite controverse.
Justin Trudeau, devenu adulte et député de Papineau, a envoyé l’une de ses premières cartes en 2010 en se photographiant avec son épouse, Sophie, et leurs deux premiers enfants, emmitouflés de manteaux et d’une couverture de fourrure de coyote (photo 8). Les groupes de défense des droits des animaux s’étaient insurgés. Le jeune politicien s’était défendu et dit fier de « défendre des produits canadiens ».

Le couple Jean Charest et Michèle Dionne a quant à lui causé un petit scandale en 2009, car leur photo — réussie dans leur cas — avait été prise du balcon de l’édifice Price par Heidi Hollinger et avait engendré une facture salée de 3406 dollars, dont 150 dollars de Photoshop.
Brian Mulroney avait, lui aussi, présenté une jolie photo de famille, en 1985, avec les parents et leurs quatre enfants rassemblés dans l’escalier de leur résidence. Mais une fois développé, le cliché a révélé un pied mal placé de Caroline Mulroney, qui semblait presque démembrée (photo 9).

En 2015, le candidat à la chefferie du Parti québécois Bernard Drainville avait, pour sa part, profité de la tradition pour dénoncer le sort réservé aux politiciens. « À tous ceux et celles qui cherchent l’occasion de me planter, la voici », lisait-on sur la carte de l’ancien péquiste devenu depuis ministre de la CAQ. À l’intérieur se trouvait un sachet de graines de sapin baumier accompagné de l’injonction « Plantez-moi ! » (photo 10).

De Noël à Hanouka
Au-delà de l’image, les voeux se sont eux aussi adaptés aux époques ou y ont résisté. Ainsi, le « Joyeux Noël » traditionnel demeure accolé aux cartes des premiers ministres québécois, malgré le débat sur la laïcité. « Je vois le mot “Noël” sur la carte de Philippe Couillard, qu’on disait pourtant très peu identitaire (photo 11), constate Xavier Gélinas. Et je vois “Joyeuses Fêtes” sur celle de François Legault, qu’on dit pourtant le champion de l’identité (photo 12). Allez chercher à comprendre ! »

Le chef de gouvernement caquiste a tout de même souhaité « Joyeux Noël » à l’intérieur de ses cartes. Il en va autrement sur la scène fédérale.

« Le mot Noël se raréfie [à Ottawa], bien que l’imagerie noëlesque demeure », explique Xavier Gélinas. Cette expression taboue a été remplacée dès les années 1980 par le générique « Meilleurs voeux ». Stephen Harper a brièvement ramené le « Joyeux Noël » en y juxtaposant la Hanouka juive.
Les premiers ministres québécois se démarquent également de leurs homologues fédéraux par leur « message à la nation ». En 1994, Jacques Parizeau évoque ainsi le référendum à venir sur l’indépendance : « Le Québec aborde l’année nouvelle avec détermination, assurance et confiance en son avenir ». Le chef du Bloc québécois, Lucien Bouchard, va encore plus loin en incitant ses destinataires à parler de politique autour de la dinde. « Chacun de nous aura, soit avec sa famille, ses amis ou ses voisins, à échanger sur la décision que nous aurons à prendre lors du référendum. »
Je vois le mot Noël sur la carte de Philippe Couillard, qu’on disait pourtant très peu identitaire. Et je vois « Joyeuses Fêtes » sur celle de François Legault, qu’on dit pourtant le champion de l’identité. Allez chercher à comprendre !
François Legault marche dans les pas de ses prédécesseurs en évoquant la pandémie de COVID-19. « Je suis tellement fier de tout ce que notre belle nation a accompli cette année », écrivait-il l’an dernier.
Les messages sont beaucoup plus succincts au fédéral, car ils s’adressent à une population plus hétérogène en matière de langue, d’ethnicité et de région, note M. Gélinas. S’ajoute à cela le bilinguisme. « C’est un facteur qui incite les auteurs des cartes à se montrer brefs dans leur laïus. »
Rares collections
Éphémères de nature, les cartes de Noël des politiciens n’ont guère attiré l’attention des collectionneurs. Le Musée canadien de l’histoire n’en compte qu’une soixantaine, contre une vingtaine pour la bibliothèque de l’Assemblée nationale, en incluant celles des simples députés.
L’une des cartes préférées de l’historien Xavier Gélinas s’est d’ailleurs retrouvée dans la collection parce que son destinataire l’avait conservée précieusement. Mackenzie King avait envoyé un mot de Noël à tous les prisonniers de guerre, lors de la Seconde Guerre mondiale, et c’est un survivant qui a remis la sienne 69 ans plus tard à Stephen Harper, qui l’a ensuite confiée au musée. « Tout le Canada s’unit pour vous exprimer chaleureuses salutations et meilleurs voeux », signait le premier ministre King, à la main, en 1943 (photo 13).

L’absence de date sur d’autres cartes complexifie aussi le travail de collectionneur. « Louis-Alexandre Taschereau ne signe même pas sa carte ! » s’exclame Alain Lavigne. À l’inverse, Daniel Johnson père se démarque en rédigeant l’intégralité de son message en 1966 (photo 14).

L’arrivée de la signature automatisée rend ces petits mots personnalisés plus rares. Ceux que prennent la peine d’écrire François Legault et Justin Trudeau de nos jours témoignent d’autant plus de l’importance du destinataire privilégié aux yeux du chef de gouvernement. Au moment d’écrire ces lignes, Le Devoir n’avait toujours pas reçu sa carte de Noël du premier ministre du Québec.