Ce que l’on sait — et ce que l’on ignore encore — du Convoi de la liberté

La commission Rouleau sur l’état d’urgence a tenu vendredi sa 12e journée d’audiences publiques. Bien que son mandat soit surtout de déterminer si le fédéral était justifié d’invoquer la Loi des mesures d’urgence pour déloger le Convoi de la liberté, le juge Paul Rouleau a consacré les premiers jours de l’enquête publique à une question : qu’est-ce qui a cloché du côté policier pour que le mouvement opposé aux mesures sanitaires puisse s’installer pendant trois semaines devant le parlement d’Ottawa ? Résumé des constats et des questions toujours en suspens par Boris Proulx, correspondant parlementaire à Ottawa.
La police d’Ottawa croyait que le convoi ne resterait qu’un week-end
Curieusement, les responsables policiers d’Ottawa ne s’attendaient pas à voir les manifestants du Convoi de la liberté s’installer à long terme devant le parlement, un développement qui avait pourtant été prédit par des rapports de renseignement de la Police provinciale de l’Ontario (PPO) ainsi que certains articles journalistiques.
Différents documents et témoignages entendus à la commission Rouleau démontrent que les policiers provinciaux ont vite anticipé la possibilité d’une longue occupation d’Ottawa. Un rapport de leur opération de renseignement sur les manifestations, baptisée Projet Hendon, montrait dès la mi-janvier que des manifestants souhaitaient bloquer la capitale fédérale et y demeurer jusqu’à la levée des mesures sanitaires. On y note aussi que certains avaient des motivations antigouvernementales.
Même si le chef de la police d’Ottawa à l’époque, Peter Sloly, a reçu les rapports du Projet Hendon dès le 13 janvier, son état-major dit ne pas en avoir entendu parler avant le 27 janvier, la veille de l’arrivée des camions dans leur ville. La force policière municipale s’est basée sur son propre rapport de renseignement, moins rigoureux, qui relayait par exemple des propos du polémiste Rex Murphy qualifiant le convoi de mouvement « spontané » et de « classe moyenne ».
Un officier de la police d’Ottawa qui dit s’être en premier inquiété de la contradiction entre les constats des deux forces s’est absenté de son travail à l’arrivée des camionneurs pour effectuer un voyage de ski.
L’ex-chef Sloly a aussi avoué vendredi avoir lu en diagonale les rapports de la PPO, et s’est plaint de ne pas avoir eu aussi accès aux renseignements récoltés par le fédéral.
Les policiers ont qualifié le convoi d’« occupation »
« Ce n’est plus une manifestation désormais, mais une occupation. » La phrase est tombée le 31 janvier dans une réunion entre des responsables de la police d’Ottawa.
À ce moment, les agents se rendaient à l’évidence que le Convoi de la liberté n’allait pas quitter leur ville comme prévu. Des rapports de renseignement consignent alors de nombreux crimes commis. Des agents et des employés municipaux rapportent avoir été intimidés par les manifestants. Et les citoyens du centre-ville d’Ottawa, tout comme le maire de la ville, mettent de la pression sur le chef de police afin que le rassemblement motorisé prenne fin.
À l’issue d’une occupation de trois semaines, au moins 533 accusations criminelles ont été portées envers des manifestants, dont au moins une dizaine pour des crimes violents. Des experts consultés par Le Devoir ont relevé la présence d’une douzaine d’accusations en lien avec des armes — la plupart d’un type non précisé, mais au moins deux mentionnent spécifiquement des armes à feu.
Un groupe québécois inquiétait énormément la police
« Ce document réfère aux Farfadaas. Êtes-vous familier avec les Farfadaas ? » La question a fait sourire le superintendant de la police d’Ottawa, Robert Drummond, lors de sa comparution mercredi.
Oui, comme pratiquement tous les autres policiers appelés à témoigner devant le juge Rouleau, il connaissait les Farfadaas. Ce groupe québécois d’opposants aux mesures sanitaires a été mentionné pratiquement tous les jours des audiences publiques de la commission Rouleau. Il était aussi le sujet d’une surveillance étroite des services de renseignement policiers, démontrent différents rapports.
Ces adeptes de la veste de cuir affublée du message « Fuck Legault » campaient côté québécois, à Gatineau, mais étaient associés à un blocage d’un point stratégique du centre-ville d’Ottawa, le coin des rues Sussex et Rideau. Ils ont été qualifiés de « groupe français » par les leaders anglophones du convoi ; de « séparatistes », de citoyens souverains ou d’« anarchistes » par des policiers. Les Farfadaas auraient notamment fait dérailler une première entente visant à déplacer des camions dérangeants.
Ce groupe aurait aussi été au centre de la vie nocturne de la longue manifestation, faisant jouer de la musique et consommant de l’alcool à toute heure du jour, selon un rapport de renseignement policier. Plus généralement, il était suspecté de constituer la frange radicale du mouvement qui s’est collée au convoi, souvent listé aux côtés du groupe raciste Diagolon.
Leur leader, Steeve « L’Artiss » Charland, doit comparaître devant la commission la semaine prochaine. Il a été arrêté lors d’une tentative ratée d’effectuer un retour des camions à Ottawa après leur éviction. Après un séjour de trois semaines derrière les barreaux en Ontario, il a retrouvé sa liberté en attendant son procès pour méfait et pour avoir conseillé de commettre un méfait.
L’élaboration du plan pour déloger le convoi a été laborieuse
Différents témoignages policiers entendus lors de la commission Rouleau s’accordent sur le fait que la police d’Ottawa, très mal préparée, n’avait pas de réel plan pour mettre fin au Convoi de la liberté avant le 9 février, soit 12 jours après l’arrivée des camions.
Ce premier plan, signé par l’ex-chef de la police ottavien, Peter Sloly, a été très rapidement jeté aux poubelles et n’a jamais été mis en oeuvre. Il a été critiqué par les troupes ottaviennes elles-mêmes — y compris par les proches collaborateurs du chef Sloly — et a été taillé en pièces par les policiers provinciaux et fédéraux en raison de sa nature « trop risquée » et « non basée sur le renseignement » .
L’abandon de cette première feuille de route a notamment provoqué l’annulation de l’assaut prévu de 400 policiers sur le coin de rue occupé par le groupe québécois des Farfadaas.
Un nouveau plan a été établi le 13 février, à la veille de l’invocation par le fédéral de la Loi sur les mesures d’urgence. Ces manoeuvres ne requéraient pas les nouveaux pouvoirs donnés aux policiers, mais un renfort de 1800 agents en provenance d’autres services.
La Police provinciale de l’Ontario a hésité à se plier à cette demande en l’absence de détails opérationnels dans le plan initial. Son commissaire, Thomas Carrique, a aussi critiqué cet appel aux renforts — un aveu que la police était dépassée et qui la rendait ainsi « vulnérable », selon lui.
Le chef de la police d’Ottawa, Peter Sloly, a remis sa démission le 15 février.
Des remorqueuses étaient disponibles, même sans mesures d’urgence
L’un des nouveaux pouvoirs accordés aux forces de l’ordre par les mesures d’urgence fédérales était celui de réquisitionner des remorqueuses lourdes d’entreprises privées. Un grand nombre d’entre elles avaient jusque-là refusé de collaborer avec la police durant la crise. Or, la Ville d’Ottawa possède deux de ces engins pour remorquer ses autobus en panne.
Le commissaire de la PPO, Thomas Carrique, a candidement avoué jeudi que non seulement la Loi sur les mesures d’urgence n’a pas servi à réquisitionner des remorqueuses pour l’assaut policier final, mais qu’il disposait d’un plan réalisable avec celles qui étaient la propriété de la Ville. La police provinciale avait dressé une liste de sept compagnies disposées à lui fournir 34 remorqueuses lourdes si leur identité était camouflée. « Nous aurions été capables de faire le travail avec ou sans » ces véhicules, a assuré le commissaire Carrique au juge Rouleau.
Le chef déchu ne reconnaît aucune faute
L’ex-chef de la police d’Ottawa s’est défendu de toutes les critiques exprimées à son endroit, y compris par ses plus proches officiers, en affirmant que son service a fait tout ce qui était humainement possible lors de l’occupation de sa ville.
Peter Sloly a versé quelques larmes après que l’avocat de la commission Rouleau, Frank Au, lui a demandé comment se portaient ses policiers après la première fin de semaine de manifestations, à la fin du mois de janvier dernier. Il a vanté leur travail et a critiqué les médias pour ne pas avoir adéquatement rapporté leurs efforts.
M. Sloly a été notamment été présenté par son ancienne cheffe adjointe comme un homme intransigeant, prompt à la microgestion, adepte de la ligne dure plutôt que de la négociation. Il a, essentiellement, tout nié.
Questionné à savoir ce qu’il ferait différemment, il n’a su quoi répondre. « Ne pas avoir eu assez de sommeil n’était pas optimal », a-t-il simplement noté.
Le chef Sloly a été embauché par la police d’Ottawa en 2019 en promettant de régler les « problèmes culturels et moraux » comme le racisme et la misogynie systémiques, qui affectaient les rangs de la force, a-t-il expliqué. Il affirme d’ailleurs avoir fait face à beaucoup de résistance dans cette tâche.