Les orphelins conservateurs d’une course dominée par Pierre Poilievre

Chaque mercredi, notre correspondante parlementaire à Ottawa Marie Vastel analyse un enjeu de la politique fédérale pour vous aider à mieux le comprendre.
Les candidats à la chefferie du Parti conservateur du Canada (PCC) ont recruté un nombre record de nouveaux membres, enthousiasmés par cette course à laquelle ils souhaitent participer. Mais bon nombre de conservateurs de longue date se sentent quant à eux orphelins d’un parti qui est en train de revoir son identité. Dans une course plus polarisée que les précédentes, où les différents camps sont à l’opposé sur le spectre de la droite canadienne, ces militants du centre de l’échiquier conservateur se sentent soudainement oubliés.
Le malaise est ressenti par plusieurs, en coulisse, qui semblent se résigner à accorder leur vote à l’un des meneurs sans grand enthousiasme. La moitié des sources conservatrices consultées ne savaient même pas encore à quel candidat elles offriraient leur appui.
La fatigue y est pour quelque chose. Le PCC en est à sa troisième course en cinq ans. Chacun des meneurs suscite des craintes relativement à ses chances de remporter une élection générale. Le député Pierre Poilievre, en raison des idées qu’il défend. Jean Charest, en raison de squelettes de son passé de premier ministre du Québec. Patrick Brown, à cause d’allégations d’inconduite sexuelle et de manquements éthiques survenus lorsqu’il dirigeait les conservateurs ontariens.
Mais ce qui fait que ces conservateurs du centre du PCC se sentent ignorés, c’est aussi que l’offre qui leur est présentée est soit résolument de l’héritage progressiste-conservateur — avec M. Charest et M. Brown —, soit fermement libertarienne et anti-establishment — avec M. Poilievre.
« Certains ne se sentent pas à leur place dans un parti fédéral où le sujet principal tourne autour d’une pandémie qui est terminée et le supposé rôle du Forum économique mondial [FEM] », explique Mélanie Paradis, ex-stratège de l’ancien chef Erin O’Toole et seule source ayant accepté de commenter ouvertement ces doutes à l’endroit du meneur.
Sa lecture est partagée par un second conservateur, qui note qu’une part du membrariat actuel ne se reconnaît pas dans les enjeux soulevés par Pierre Poilievre, qui cherche à cibler un nouvel électorat potentiel pour le parti. Il rassurerait et convaincrait davantage les siens en parlant des sujets de prédilection traditionnels des conservateurs, comme l’économie et la fiscalité, ajoute une troisième source.
La famille conservatrice cherche, comme lors de toute course à la chefferie, à renouveler son offre. Mais elle est écartelée. Alors que Jason Kenney a perdu la confiance de ses troupes en Alberta en tentant d’apaiser la frange plus à droite de son parti, en Ontario, Doug Ford vient de remporter une deuxième majorité en faisant campagne au centre droit.
Pierre Poilievre mise pour sa part à droite toute, en se faisant encore plus libertarien que Maxime Bernier avant lui en prônant non seulement un plus petit rôle de l’État, mais en s’en prenant aussi aux institutions politiques. Les observateurs, les sondages et le recrutement de membres portent à croire qu’il remportera son pari.
Un possible ressac, marginal
Les idées brandies par M. Poilievre en rendent toutefois plusieurs mal à l’aise. Même parmi les députés qui l’appuient, selon nos informations.
Sa promesse de congédier le gouverneur de la Banque du Canada, son apologie de la cryptomonnaie comme moyen de contourner l’inflation, sa promesse d’interdire à ses ministres de participer au FEM ont fait sourciller sur Twitter des conservateurs bien connus, comme l’ancien directeur des communications de Stephen Harper, Andrew MacDougall.
« Courtiser les électeurs du Parti populaire du Canada [de Maxime Bernier] risque d’aliéner la plupart des Canadiens et un grand pourcentage des électeurs ciblés par le Parti conservateur », a écrit quant à lui Dan Robertson, ex-stratège de M. O’Toole.
D’autres sources, de l’ère Harper, déplorent que le parti sous la vision de M. Poilievre « cède à des théories du complot » comme celle voulant que le FEM cherche à contrôler le monde.
Le ton frondeur et toujours à l’offensive de M. Poilievre, qui plaît à ses partisans, inquiète. Des conservateurs craignent qu’il ne soit pas « premier ministrable » et nuise à leurs chances d’être élus au gouvernement.
Les campagnes de Jean Charest et Patrick Brown misent justement sur ces conservateurs déçus ou rebutés pour accroître leurs propres appuis.
Or, si tous les conservateurs sondés cette semaine s’entendent pour dire qu’il y a bel et bien un malaise qui s’est installé, tous sont aussi d’accord que son effet sera marginal sur le résultat de la course. Certains changeront peut-être leur vote de premier choix au bulletin préférentiel, mais ils seront rares. D’autres s’abstiendront possiblement de voter. Mais si la campagne Poilievre a réellement recruté, comme il l’indique,la moitié (ou près de la moitié) des 600 000 membres que compte maintenant le PCC, le ressac sera noyé par ces appuis. Même si Jean Charest répète qu’il voit encore un chemin vers la victoire.
« Ma crainte, c’est que Pierre Poilievre remporte la chefferie, que les libéraux perdent la prochaine élection, et que notre parti en tire toutes les mauvaises leçons et poursuive sur cette voie », laisse tomber l’un des conservateurs interrogés.
Ces loyaux militants ont beau ronger leur frein publiquement, leur malaise traduit la difficile réconciliation entre conservateurs traditionnels et nouveaux militants galvanisés qui attendra le prochain chef.