Un «défenseur» des créateurs du Web financé par les plateformes
![«Ça soulève beaucoup de questions […] sur son indépendance, sur sa neutralité, sur, en fait, ses propos dans leur ensemble. Il est tout sauf neutre, là», a lâché le ministre du Patrimoine au sujet du groupe de pression Digital First Canada.](https://media1.ledevoir.com/images_galerie/nwd_1253706_981621/image.jpg)
Un groupe qui s’autoproclame représentant des créateurs du numérique et fervent pourfendeur du projet fédéral de forcer des plateformes Web à faire découvrir le contenu canadien en ligne s’avère être payé par YouTube et TikTok, provoquant l’ire du ministre Pablo Rodriguez.
« Ça soulève beaucoup de questions […] sur son indépendance, sur sa neutralité, sur, en fait, ses propos dans leur ensemble. Il est tout sauf neutre, là », a lâché le ministre du Patrimoine au sujet du groupe de pression Digital First Canada.
L’organisation, qui prétend sur son site Web entièrement en anglais être le défenseur « des millions de Canadiens qui créent du contenu pour qu’il soit découvert en ligne », serait financée en partie par des plateformes Web, de l’aveu de son directeur général, Scott Benzie, lors d’un comité parlementaire lundi soir.
« On a reçu du financement de nos plateformes partenaires », a répondu M. Benzie à la question d’un élu du gouvernement. Il a ensuite précisé que YouTube — propriété de la californienne Google — et TikTok — de la chinoise ByteDance — envoient de l’argent à Digital First Canada, même si 80 % de son financement proviendrait d’ailleurs.
« C’est choquant pour moi, c’est comme être un syndicat qui dit recevoir de l’argent de la direction, a alors comparé le député libéral ontarien Chris Bittle. Prendre leur argent et ensuite [militer pour] le statu quo, comment est-ce que cela n’est pas un conflit d’intérêts ? »
Contre la « découvrabilité »
Le représentant de Digital First Canada s’est opposé avec véhémence à certains aspects précis du projet de modernisation de la Loi sur la radiodiffusion (C-11) du ministre Rodriguez. Le texte propose d’inclure à la réglementation fédérale les grandes plateformes Web qui distribuent des « émissions commerciales » comme la musique et les films. Ces plateformes devront financer la culture canadienne et favoriser sa découverte sur le Web.
Ce dernier objectif a été qualifié « d’impossible » et de « nuisible » par M. Benzie lundi. « Ça ne va pas aider le moindre contenu à se faire connaître », a-t-il soutenu, reprenant en ses mots l’argument de YouTube selon lequel mettre de l’avant un artiste pour un public peu réceptif aurait l’effet pervers de le faire dégringoler dans le palmarès mondial géré par l’algorithme de la plateforme, tenu secret.
Digital First Canada présente son travail comme une défense des créateurs du numérique [en anglais, Digital first creators] « en matière de législation et de relations avec les plateformes ». L’organisation a aussi pour mission d’organiser des « événements de l’industrie », activités qui lui rapporteraient l’essentiel de son budget.
Son site Web propose une pétition pour demander au ministre de « réparer C-11 », sous le prétexte que cette loi nuirait aux créateurs canadiens de contenu. Scott Benzie est également cité dans les médias, comme dans un article du Toronto Star, dans lequel il expose les dangers allégués de la loi, spécifiquement pour les usagers des plateformes YouTube et TikTok.
Contenu des usagers
Même si le ministre Pablo Rodriguez répète sans cesse que son projet de loi exclut le contenu téléversé par de simples internautes, la formulation de son texte est interprétée diversement par ses critiques. Même le président en fin de mandat du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), Ian Scott, a dit en mai que le texte ouvrirait la porte à la régulation du contenu du public, puisque « des dispositions le permettent ».
Joint par Le Devoir, M. Benzie explique que Digital First Canada a été créé cet hiver notamment en vue de critiquer cet aspect du projet de loi C-11, alors qu’il appuie en général l’idée d’une régulation. Même si aucun créateur du Web n’est membre de son organisation, il dit que son « expertise » en la matière lui permet de porter leurs intérêts à Ottawa.
« Je ne crois pas qu’on doive se protéger des plateformes », explique-t-il. M. Benzie reconnaît que son organisme et les plateformes sont « alignés sur cet enjeu pour protéger les créateurs du numérique dans la loi, mais nous ne sommes pas d’accord sur tout », dit-il, affirmant par exemple militer pour la transparence des algorithmes.
Le directeur de Digital First Canada précise que son travail est bénévole et qualifie les contributions des plateformes de « minuscules » et de « connues ». « Comment sommes-nous censés exister ? Les créateurs du Web ne sont pas reconnus comme des artistes », se justifie-t-il.
M. Benzie a rencontré le député Martin Champoux du Bloc québécois au nom de Digital First Canada, selon le registre fédéral des lobbyistes. Le parti a indiqué au Devoir que les liens financiers avec les plateformes n’ont jamais été révélés. Le Bloc québécois dit même avoir insisté pour que le lobbyiste s’inscrive au registre, ce qu’il semble ne pas avoir fait pour les rencontres qu’il dit avoir eues avec les autres partis.