Le long processus de l’examen des causes fondées sur la Charte des droits et libertés

La « grande philosophie » de « rapidité additionnelle » prônée par la Cour suprême dans l’arrêt Jordan doit animer l’examen des causes fondées sur la Charte des droits et libertés, qu’elles soient criminelles ou non, soutient le juge en chef du Canada, Richard Wagner.
Or, faire invalider une loi jugée incompatible avec les droits et libertés, protégés par la Charte canadienne, est un parcours du combattant. « Entre le moment où [une personne] va déposer une demande en première instance et à terme, si jamais elle se rend devant la Cour suprême du Canada, où elle va être capable d’avoir l’invalidation de cette norme-là, il peut s’écouler 10 ans. […] sauf de rares exceptions, ces lois-là vont produire des effets le temps de la contestation », explique le professeur de droit à l’Université Laval Louis-Philippe Lampron. « Alors, un gouvernement fin renard, un peu, qui adopte une loi en sachant bien qu’il y a de bonnes chances qu’elle soit cassée au terme une contestation judiciaire, il peut s’acheter dix ans de validité », ajoute-t-il.
Comment peut-on accepter que des personnes qui croient dur comme fer que leurs droits et libertés fondamentaux sont bafoués attendent tout ce temps et mettent leur plan de vie en veilleuse ?
« C’est mieux qu’auparavant », fait valoir le juge en chef Wagner. « Ça suit également la grande philosophie — qui devrait normalement colorer tous les recours judiciaires de quelque nature que ce soit depuis qu’on a rendu l’arrêt Jordan — de rapidité additionnelle. »
À ses yeux, « certains dossiers de base, de fond, en matière constitutionnelle » commandent « plus de temps » puisqu’ils posent des « questions fondamentales » auxquelles la Cour apportera des réponses ayant « un impact sur nos générations futures », ajoute-t-il. En guise d’exemple, il cite l’examen du dossier Carter, qui a culminé, en 2015, avec l’annulation des dispositions du Code criminel qui interdisaient le suicide médicalement assisté. « L’audition en première instance a duré une année : il y a eu 50 experts, il y avait 36 volumes d’affidavits, ça a été énorme, raconte-t-il. Et c’est la raison pour laquelle, plus tard, on a modifié le précédent de Rodriguez [de 1993], parce que la preuve était différente, parce que l’évolution de la science était différente, les mœurs, les attentes aussi. »
Raccourcis
Le juge en chef rappelle l’existence de raccourcis permettant au Parlement canadien de solliciter l’avis de la Cour suprême « sur la légalité de telles dispositions d’une loi » fédérale — ou au Parlement québécois de demander l’opinion de la Cour d’appel « sur la légalité de telles dispositions d’une loi » québécoise. « Ça, c’est beaucoup plus rapide. […] À ce moment-là, ça peut prendre quelques mois seulement », fait remarquer le magistrat. Mais si le gouvernement et, par ricochet, le Parlement refusent d’emprunter ce raccourci ?
Le gouvernement québécois est resté sourd aux appels des juristes et des politiques de tout poil l’ayant pressé de soumettre sans tarder son projet de loi sur la laïcité de l’État québécois à la Cour d’appel.
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40 ans après le rapatriement de la Constitution: une révolution culturelle et juridiqueLa loi 21, qui interdit à certains employés de l’État québécois, dont les policiers, les procureurs, les gardiens de prison, les enseignants et les directeurs d’école primaire ou secondaire publique, de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions, a été contestée le 17 juin 2019, soit le lendemain de son adoption par l’Assemblée nationale. La Cour supérieure s’est prononcée sur le fond de l’affaire le 20 avril 2021, soit un an et 10 mois plus tard. La Cour d’appel du Québec et, un jour, la Cour suprême du Canada en feront autant.
Le professeur Louis-Philippe Lampron se demande s’« il n’y aurait pas moyen de réfléchir à un mécanisme de contrôle a priori de la validité des lois » semblable à celui mis au point par le Conseil constitutionnel en France. « Mais, pas question d’avoir les premiers ministres du Canada qui siégeraient sur cette instance-là », précise l’auteur de l’essai Maudites chartes ! (Éditions Somme toute, 2022).
L’ombre de la loi 21
D’ailleurs, la loi 21 était sur toutes les lèvres lors de la conférence de presse marquant le 40e anniversaire de la Charte des droits et libertés animée par la sénatrice indépendante du Manitoba Marilou McPhedran sur la colline du Parlement, à Ottawa, jeudi. « L’existence de la Charte des droits ne garantit pas que les politiciens et les gouvernements protégeront ces droits. Actuellement, le gouvernement du Québec viole sciemment et délibérément les droits des minorités religieuses racialisées en vertu de sa loi 21 sur la “laïcité” », a notamment fait valoir le fondateur de Canadiens unis contre la haine, Fareed Khan, appelant du même souffle la population à faire barrage aux « politiciens prêts à sacrifier les droits des Canadiens si cela est opportun ».
Arrêt Jordan: la fin justifiait les moyens
Plus de cinq ans après avoir inscrit sa dissidence, le juge en chef Richard Wagner convient que l’arrêt Jordan en valait la chandelle. « Je pense que les résultats obtenus justifiaient effectivement le dépôt de cette décision », affirme-t-il dans une entrevue avec Le Devoir.
En juillet 2016, la Cour suprême avait fixé le délai raisonnable pour la tenue d’un procès au criminel à 18 mois à la Cour du Québec et à 30 mois à la Cour supérieure, et ce, sauf exception. Parmi les exceptions figurent les retards causés par la défense. « Le nouveau cadre est erroné sur le plan théorique et peu judicieux sur le plan pratique », avaient écrit les quatre juges dissidents, dont Richard Wagner faisait partie. « Oui, j’étais dissident. Je croyais fortement à ma position », indique le magistrat, qui appréhendait une « catastrophe », soit des arrêts de procédure par milliers.
« Mais, la majorité a gagné et donc c’était le droit, c’est encore le droit. Et moi, je me rallie et je défends cet arrêt-là maintenant », ajoute-t-il. « Il y a eu des arrêts de procédure de crimes sérieux par la suite, mais, heureusement, il n’y a pas eu l’avalanche. »
L’arrêt Jordan a su « envoyer un signal d’alarme à tout le monde : aux gouvernements d’investir dans le système de justice — ils l’ont fait —, aux avocats ou aux barreaux d’adapter leur manière de gérer leurs dossiers, et aux juges également de ne pas faire preuve de trop de complaisance à l’égard des demandes remises ».