Réguler Internet, prise deux pour Ottawa

Selon le ministre fédéral du Patrimoine, Pablo Rodriguez, il existe un «côté sombre à Internet» qui «requiert un rôle du gouvernement».
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Selon le ministre fédéral du Patrimoine, Pablo Rodriguez, il existe un «côté sombre à Internet» qui «requiert un rôle du gouvernement».

« Ça n’a rien à voir avec la liberté d’expression. » Le ministre fédéral du Patrimoine, Pablo Rodriguez, se prépare à aller au front pour défendre le projet du gouvernement libéral d’encadrer différentes facettes de notre consommation d’Internet, dénonçant le « côté libertarien » de l’opposition conservatrice, selon qui « rien ne devrait être régulé ».

Est-ce qu’un seul autre pays du monde a jugé qu’il avait l’autorité de demander aux géants du Web de favoriser leur culture nationale en ligne, allant jusqu’à leur demander de la financer ? Au téléphone, Pablo Rodriguez réfléchit.

« Je sais que c’est une loi avant-gardiste, mais à quel point ? Je ne sais pas. Je ne connais pas en détail tout ce qui se fait ailleurs […] Il y a des efforts ailleurs, mais nous, on s’est basés vraiment sur ce qu’on souhaite faire comme Canadiens pour les Canadiens. Et ça va aider énormément le contenu francophone et québécois. »

C’est l’idée à l’origine de C-11, un projet de loi déposé pour une seconde fois au Parlement cet hiver, au beau milieu de la crise du Convoi de la liberté : il vise, d’une part, à exiger des plateformes comme Netflix, Disney+, mais aussi YouTube ou Spotify, de financer « à leur manière, selon leur modèle d’affaires », la culture canadienne. On leur demande, d’autre part, de faciliter la découverte du contenu canadien en ligne, encore une fois sans leur dicter une méthode précise.

À écouter Pablo Rodriguez, rien ne va changer du point de vue des internautes. Ou si peu. Par exemple, des plateformes de vidéo sur demande pourraient suggérer que le prochain film à regarder soit canadien. Des applications de musique pourraient, elles, offrir une liste d’écoute canadienne.

« C’est à elles [les plateformes] de le faire, et on ne se mêlera jamais de la façon dont elles le font. Et ça va être très flexible. [Il faut] qu’à travers tout ça, il y ait un effort de mettre du contenu canadien », explique M. Rodriguez, en entrevue avec Le Devoir lors d’un passage à Montréal, vendredi, à la veille d’une tournée dans les provinces de l’Ouest.

La réforme de la loi sur la radiodiffusion n’est que l’une des trois missions qu’a confiées le premier ministre Justin Trudeau au député d’Honoré-Mercier après les élections de l’automne dernier. Il a aussi été chargé de trouver comment transmettre la facture de la production de nouvelles aux géants du Web, objet d’un projet de loi présenté la semaine dernière (C-18), ainsi que d’interdire la haine en ligne, projet dont seules les grandes lignes ont été dévoilées.

Une opposition « idéologique »

Le ministre québécois reprend donc le flambeau de son collègue Steven Guilbeault, qui a présenté l’an dernier une première version de la réforme de la Loi sur la radiodiffusion. Cette réforme a été taillée en pièces par le Parti conservateur et d’autres observateurs, surtout au Canada anglais, qui y ont vu un risque de censure des internautes. L’appui du Bloc québécois pour accélérer son adoption n’a pas suffi : à cause des bâtons dans les roues mis par l’opposition conservatrice, le projet est mort au feuilleton au déclenchement des élections.

« Je pense que [l’opposition à ce projet de loi] est idéologique et extrêmement partisane. C’est le côté très libertarien du Parti conservateur, qui a glissé vers la droite, selon qui rien ne devait être régi, rien ne devrait être régulé. »

Pablo Rodriguez répond aux critiques en promettant qu’il ne soumettra aucun créateur en ligne à la régulation, pas plus que les producteurs de balados ou les influenceurs sur les réseaux sociaux. Ce, même si le texte précise que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) pourrait imposer des « conditions de service » à tout site Web qui diffuse des « émissions commerciales », ce qui ouvre la porte à la régulation de toutes sortes de productions. Le CRTC se verrait par exemple confier la mission de déterminer la valeur culturelle de la pornographie.

« Je sais qu’il y a des gens qui ont toutes sortes de théories [sur ce que le CRTC pourrait faire] », convient le ministre. Il précisera dans une lettre de directives au CRTC une définition plus restreinte de ce qui sera régulé, soit essentiellement les films, les séries télévisées et la musique. « Je vais leur demander de revoir le concept de contenu canadien, pour le moderniser, de dire c’est quoi aujourd’hui du contenu canadien », ajoute-t-il.

Parler aux géants

 

Comment Pablo Rodriguez réussira-t-il à faire adopter ce nouveau modèle canadien pour une régulation d’Internet, là où son prédécesseur s’est cassé les dents ? L’ancien leader parlementaire libéral, habitué aux négociations avec l’opposition, dit avoir déjà commencé les discussions tant avec l’opposition qu’avec de grandes compagnies américaines, de Facebook à Disney en passant par Amazon. « Une des choses que j’ai faites depuis le début, c’est de leur parler. Autant dans [les projets de loi] C-18 que dans C-11, l’important, c’est de parler aux différents acteurs, qui ont tous un rôle à jouer. »

Même Facebook s’attend à une régulation canadienne, fait-il valoir. Il est persuadé que de lui faire assumer une partie de la facture de la production de nouvelles canadiennes ne provoquera pas les mêmes hostilités qu’en Australie, après l’adoption d’une loi similaire. « Le modèle australien démontre aussi qu’il est possible pour ces géants-là de continuer à vivre, même de faire beaucoup d’argent, mais en payant de manière juste et équitable pour les nouvelles qui sont diffusées sur leur plateforme. »

À ce sujet, il espère que le plus grand nombre possible de médias s’entendront avec les plateformes, « dans un monde idéal, 100 % » d’entre eux. Le CRTC, à qui il confie aussi la complexe mission de juger de la valeur des ententes entre médias et les plateformes dominantes — probablement Google et Facebook —, ne devrait pas les laisser exclure des petits intervenants. Le gouvernement n’a toutefois aucune garantie que les médias obtiennent les 150 à 200 millions de dollars espérés, admet-il. « C’est le plus loin qu’on pouvait aller. »

Musicien, lecteur et amateur de théâtre, Pablo Rodriguez se dit enchanté de revenir au portefeuille du Patrimoine, poste qu’il a déjà occupé en 2018, remplaçant au pied levé la ministre Mélanie Joly, alors embourbée dans la justification d’un congé de taxe pour Netflix. Il se dit enthousiaste d’apposer son nom sur les trois projets de loi thématiques de l’encadrement d’Internet, qu’il qualifie de « transformationnels » pour « les générations futures ». Mais qui auront aussi, à coup sûr, leur lot de controverses lorsque les textes seront débattus au Parlement.

« Oui, Internet est magnifique, mais il y a un côté sombre à Internet. Parfois, ça requiert un rôle du gouvernement. Il faut être capable de concevoir ça. »

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