Le juge en chef du Canada n’a pas oublié l’odeur d’anarchie

Les klaxons se sont tus. Les camions se sont dispersés. Le juge en chef du Canada, Richard Wagner, n’est toutefois pas près d’oublier l’odeur d’anarchie qui a envahi la capitale fédérale lors de l’occupation du Convoi de la liberté en janvier et février derniers.
« Ce qu’on a vu récemment sur la rue Wellington, ici, c’est un petit début d’anarchie où certaines personnes ont décidé de prendre d’autres citoyens en otages, de prendre la loi entre leurs mains, de ne pas respecter le mécanisme. […] Ça, je trouve ça inquiétant », affirme-t-il dans un échange avec Le Devoir à l’approche du 40e anniversaire de la Charte canadienne des droits et libertés.
Les coups de force portés contre l’État, la justice et les institutions démocratiques comme celui asséné par les protestataires aux portes du bureau du premier ministre et du Conseil privé, du Parlement, de la Cour suprême du Canada et de la Tribune de la presse parlementaire entre le 28 janvier et le 21 février doivent être dénoncés avec force, et ce, par toutes les figures du pouvoir du pays, estime M. Wagner.
Il désapprouve donc les acteurs politiques qui se sont collés sur le Convoi de la liberté (Freedom Convoy), qui était constitué de personnes de « bonne foi », mais aussi de personnes « téléguidées » cherchant à court-circuiter le « système » politique. « Ça ne m’inspire pas de bons sentiments. Je trouve cela inquiétant »,laisse-t-il tomber dans la salle de lecture des juges située dans l’édifice de la Cour suprême.
Des députés conservateurs, dont la chef intérimaire, Candice Bergen, l’ex-chef et ex-président de la Chambre des communes, Andrew Scheer, ainsi que le candidat à la chefferie Pierre Poilievre avaient appuyé, tantôt physiquement, tantôt virtuellement, les protestataires qui faisaient la pluie et le beau temps dans la capitale fédérale avant d’y être chassés par des policiers des quatre coins du pays.
Dissiper la « confusion »
L’occupation du centre-ville d’Ottawa a carburé non seulement au diesel, mais aussi à une « mauvaise compréhension » et, « il faut le dire », à « une certaine ignorance » du b.a.-ba de l’État de droit canadien, se désole M. Wagner.
En janvier et février, des manifestants se servaient de reproductions plastifiées de la Charte canadienne des droits et libertés comme boucliers pour repousser d’abord les mesures sanitaires prises pour contenir la pandémie de COVID-19 — preuve vaccinale, masque et compagnie —, puis les ordres de dispersion donnés par la police d’Ottawa.
À tort, ils reprochaient aux policiers de ne pas leur avoir récité leurs « droits Miranda » (« Miranda rights »), en plus de fouler aux pieds le « premier amendement de la Constitution »… des États-Unis, lors de leur arrestation. À tort, ils pressaient la gouverneure générale du Canada, Mary Simon, de mettre en branle la procédure de destitution du premier ministre, Justin Trudeau, par « vote de confiance ».
D’autres bloquaient des voies d’accès à l’édifice de la Cour suprême. « On a eu des difficultés d’accès », relate M. Wagner, qui dirige le plus haut tribunal du pays depuis fin 2017. « C’est quand même un obstacle significatif quand on parle de démocratie et de règles de droit », ajoute-t-il.
Près de deux mois après la fin des perturbations, le juge en chef est renforcé dans sa conviction selon laquelle la littératie juridique doit être développée au Canada. À ses yeux, il en va de l’accès à la justice. « Comment accéder à la justice, vous, si vous ne connaissez pas vos droits ? » demande l’ex-bâtonnier de Montréal.
Ce qu’on a vu récemment sur la rue Wellington, ici, c’est un petit début d’anarchie où certaines personnes ont décidé de prendre d’autres citoyens en otages, de prendre la loi entre leurs mains, de ne pas respecter le mécanisme. […] Ça, je trouve ça inquiétant.
Pour contrer le « n’importe quoi » qui passe « souvent » pour de l’information sur les réseaux sociaux, l’homme de 65 ans, coiffé du titre de 18e juge en chef du Canada, mise sur la « transparence », la clarté et l’accessibilité. Pour preuve, il pointe les résumés des décisions de la Cour suprême, « en langage clair et accessible, pour permettre aux citoyens de savoir ce que ça veut dire pour eux, leurs familles, leurs amis… », publiés depuis près de quatre ans. « Et, une fois l’information connue, il faut s’assurer que ces citoyens puissent exercer leurs droits », poursuit M. Wagner.
La communauté juridique ainsi que les médias ont « une responsabilité » de protéger les institutions du pays, ou à tout le moins de « les faire connaître », soutient le magistrat, selon qui de nouveaux « efforts » doivent être déployés pour préserver « l’état de notre démocratie, l’état de notre bien-être, l’état de notre liberté ». Et les femmes et les hommes politiques ? demande Le Devoir. « Tout à fait », répond-il du tac au tac. « Ce sont les élus qui sont les représentants des citoyens. Ce sont les élus qui ont accordé à la Cour, aux tribunaux la responsabilité d’interpréter la Charte des droits. Alors ils ont une responsabilité », précise-t-il.
« Dans le monde qui nous entoure, on voit des situations qui mettent à mal la démocratie et l’indépendance judiciaire. La pire erreur qu’on puisse faire, c’est de dire : “Nous, on est exempts de ça. Ce n’est pas arrivé chez nous.” C’est une erreur. Il faut être aux aguets. Il faut dénoncer n’importe quelle circonstance qui puisse mettre en échec nos principes tels que l’indépendance judiciaire, la règle de droit, les institutions. J’aime dire que le Canada n’est pas une puissance militaire, n’est pas une puissance économique. Mais, je pense que c’est une puissance au niveau des valeurs judiciaires et juridiques. Et ça, c’est notre force au Canada parce qu’on a réussi, à travers les années, à maintenir le respect des institutions, à maintenir la règle de droit. Mais ça ne vit pas tout seul », insiste le juge en chef.
Avec Marie Vastel