La fronde libérale - Chrétien à la conquête du Québec

Jean Chrétien dans la cour du 24 Sussex, à Ottawa. Photo Jim Young
Photo: Jean Chrétien dans la cour du 24 Sussex, à Ottawa. Photo Jim Young

Donné perdant en Ontario, en Alberta et en Colombie-Britannique, c'est au Québec que Jean Chrétien peut espérer sauver la face lors du vote de confiance en février prochain. Est-ce que ses appuis y seront suffisants pour lui assurer la victoire? Beaucoup en doutent.

La réplique est spontanée et vient d'un organisateur libéral de longue date qui tient à garder l'anonymat. «Je ne vois pas comment il va réussir à passer à travers.»

Depuis le départ de Paul Martin du cabinet, Jean Chrétien est confronté à la pire contestation de son leadership. Le Parti libéral du Canada est traversé par une véritable vague en faveur d'un changement de chef, donnant une acuité nouvelle au vote de révision du leadership qui doit avoir lieu au congrès de février prochain.

Le mouvement, fortement soutenu par les partisans de l'ancien ministre des Finances, est devenu pratiquement irréversible dans plusieurs régions du pays. L'équipe Martin contrôle presque totalement l'Alberta et la Colombie-Britannique et domine largement dans les 103 circonscriptions ontariennes. En fait, la grande majorité des députés de cette province, qui forment les deux tiers du caucus libéral, sont partisans de Paul Martin.

Pour surmonter ce retard, Jean Chrétien doit prendre les devants ailleurs. En Atlantique et au Québec où, selon une organisatrice, l'essentiel des efforts est déployé. C'est que sa cause ne serait pas perdue au Québec, au dire même de haut gradés de l'équipe Martin. Le cas du Québec est unique. C'est la seule province où l'équipe Chrétien contrôle toujours la permanence du parti et la majorité des postes au sein de l'exécutif.

Pour cette raison, le premier ministre pourrait aller chercher environ 55 % des voix, selon une source du camp Martin. Une autre source, plus proche de la base, est moins généreuse et ne croit pas que les appuis de Jean Chrétien dépassent la barre des 50 %. Et si majorité il y a, elle pourrait être trop mince pour compenser le retard pris à l'ouest de l'Outaouais.

Sur le terrain, on est encore moins encourageant pour Jean Chrétien. «Si on se rend au congrès de février, il y aura un vote de confiance et il va le perdre», soutient Gaétan Dumas, vice-président pour l'ouest du Québec au sein de l'exécutif de la section québécoise du Parti libéral du Canada (PLC-Q). Il affirme que ce message a été transmis à Denis Coderre, ministre de l'Immigration et organisateur chevronné, lors de la tournée du Québec qu'il a effectuée au cours des dernières semaines.

«Nous étions une quinzaine de personnes à la rencontre de Sherbrooke; il y a eu un tour de table et les gens lui ont transmis le pouls du membership. Même ceux qui disaient être fidèles au chef et vouloir qu'il reste affirmaient, par contre, que ce n'était pas le sentiment des membres et que, s'il ne partait pas, le vote serait négatif», a précisé M. Dumas, un partisan de Paul Martin.

Robert Fragasso, président de l'association de Rivière-des-Mille-Îles, fait la même lecture. «Dans mon comté, la très, très grande majorité des militants libéraux désire obtenir du changement», confie-t-il.

D'autres présidents d'association sont moins catégoriques. Dans plusieurs comtés, on s'avoue incapable de prédire l'issue de la bataille. «S'il y avait un vote demain matin, je ne saurais pas comment ça finirait», confie Monique Harvey, présidente de l'association libérale de Témiscamingue. «Le congrès est dans six mois, il peut se passer beaucoup de choses d'ici là», de noter Gilles Amireault, président dans Roberval.

Le camp Martin dit vendre beaucoup de cartes de membres et, comme dans les autres provinces, ne pas voir les troupes de Jean Chrétien sur le terrain. Mme Harvey et M. Amireault disent pourtant que les deux camps sont un peu actifs dans leur comté.

Au bureau de Martin Cauchon, le ministre responsable pour le Québec, on soutient recruter des supporteurs. «C'est au Québec qu'on est le plus avancés», assure Luce Asselin, sa directrice de cabinet pour le Québec.

L'équipe Chrétien joue aussi une autre carte, celle de la loyauté. «Le travail que nous avons à faire est de bien faire comprendre aux gens qu'il y a une différence entre le leadership et la révision. Une fois qu'on a expliqué le lien entre la révision, le respect envers le chef, son bilan et tout le reste, nous marquons énormément de points», explique-t-elle.

Robert Fragasso dit ne pas en voir l'effet mais convient que, si les militants ne se divisent pas entre pro et anti-Chrétien, ils se partagent entre pro-Martin qui veulent montrer la sortie au chef et pro-Martin qui voudraient le laisser décider au moment de son choix.

Le recrutement est central car il n'y aura pas qu'un seul vote de confiance mais deux, l'un parmi tous les membres du parti et l'autre auprès des quelque 3000 délégués au congrès de février. Le vote des membres s'étalera entre la mi-novembre et la mi-janvier, mais le résultat ne sera connu qu'au congrès. Une organisation solide peut encadrer le choix des délégués, mais il est impossible de contrôler un vote secret de dizaines de milliers de membres.

Sur le terrain, on ne se déchire pas encore mais l'inquiétude pointe. On craint les conséquences de cette guerre. Un premier sondage montrait hier la plus importante baisse de popularité du PLC depuis 1993. Selon l'enquête réalisée par Environics auprès de 1946 personnes entre le 25 juin et le 16 juillet, les libéraux récoltaient 40 % des appuis comparativement à 46 % en mars.

Calmer le jeu

Tout le monde pense que, si ça continue, le parti prendra des années à se remettre des divisions. Personne ne s'entend toutefois sur la façon de les éviter. Dans le camp Chrétien, on pense qu'il revient à Paul Martin de calmer le jeu. «Paul Martin a l'occasion de dire qu'il veut être chef et premier ministre mais pas de cette manière, ni dans ces conditions. Il doit dire qu'on a un chef et qu'on lui doit le respect, qu'il a acquis le droit de décider de son avenir et de faire son choix au moment qui lui convient», soutient Peter Donolo, ancien directeur des communications de Jean Chrétien et un des porte-parole de son équipe.

Dans le camp Martin, on dit évidemment l'inverse. «C'est le premier ministre qui peut éviter tout ça. Il a déjà dit qu'il s'en irait mais ne veut pas dire quand, ce qui entretient l'incertitude et nourrit le problème», note le député ontarien Joe Volpe

En privé, cependant, des gens de tous les camps blâment M. Chrétien pour la crise actuelle. On estime qu'il s'est fait l'artisan de son propre malheur en faisant comprendre, il y a presque deux ans, qu'il quitterait avant la fin de son mandat et que ses successeurs pouvaient s'organiser.

«Un chef ne peut plus reculer une fois qu'il a laissé les gens démarrer leur campagne», souligne un organisateur du camp Martin. «Le départ de Paul Martin a ouvert les vannes et on ne peut plus les refermer. Les gens ont rêvé de changement et ne veulent pas s'en priver», d'ajouter un autre.

Plusieurs libéraux québécois disent sentir au sein des troupes libérales une forte volonté de changement similaire à celle qui prévaut au sein de la population. On cite l'attrait pour l'ADQ en exemple. Mais comme la menace de l'opposition est inexistante à Ottawa, on se laisse aller à se déchirer au sein du parti au pouvoir, ajoute l'un d'eux.

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