Le Canada a-t-il envoyé des armes à l’Ukraine trop tard?

La tour de télévision à Kiev a été visée par une attaque de missiles russes mardi, entraînant une interruption de la diffusion des chaînes.
Photo: Facebook du Ministère ukrainien de l'intérieur La tour de télévision à Kiev a été visée par une attaque de missiles russes mardi, entraînant une interruption de la diffusion des chaînes.

L’envoi par le Canada d’armes létales en Ukraine est venu trop tardivement, selon l’ancien député libéral Stephen Fuhr. Il était autrefois président du Comité permanent de la défense nationale, qui, déjà en 2017, avait fait la recommandation d’armer l’Ukraine.

« Comment peut-on revenir dans le passé pour ne pas se dire aujourd’hui que nous aurions dû fournir des armes plus tôt qu’il y a deux semaines ? » demande-t-il.

Au cours des deux dernières semaines, le gouvernement canadien a fourni pour plus de 7 millions de dollars en armes létales à l’Ukraine. Le matériel comprend des pistolets, des carabines, des cartouches, une centaine de systèmes d’armes antichars ainsi que des roquettes. D’après Lubomyr Luciuk, professeur au Collège militaire royal du Canada, les armes font leur entrée en Ukraine par l’entremise de la frontière polonaise.

En 2017, le professeur faisait partie d’un groupe d’experts qui prônait l’acheminement d’armes létales en Ukraine — alors déjà en guerre contre la Russie dans l’est du pays — lors de témoignages devant le Comité. « La fourniture d’armes défensives aiderait les Ukrainiens à faire de l’incursion russe une opération coûteuse et dispendieuse, au chapitre matériel et de l’effectif », avait-il dit. Le gouvernement canadien avait alors répondu qu’il n’envisageait pas de « fournir une aide sous la forme de dons d’armes mortelles ».

Quatre ans plus tard, Stephen Fuhr, ancien député libéral de la circonscription de Kelowna–Lake Country, en Colombie-Britannique, convient que le scénario se déroulant en Ukraine aurait pu être différent si les Ukrainiens avaient été armés plus tôt. « Je suis content de voir que les armes sont maintenant envoyées, mais ça aurait été beaucoup plus efficace si cela avait été fait il y a des mois ou des années », affirme-t-il.

« Les armes létales n’ont pas été fournies, parce que tout le monde voulait faire la paix et non la guerre, mais nous sommes plusieurs à dire depuis un certain temps que Vladimir Poutine est un tyran et qu’il ne comprend le message que si vous traitez avec lui en position de force », raconte l’Ontarien d’origine ukrainienne Ihor Kozak, qui a aussi témoigné en 2017. « Fournir des armes, ce n’est pas de la provocation, c’est de la dissuasion », dit le conseiller militaire, qui a travaillé en Ukraine.

Terrain d’entente

Malgré les divergences politiques habituelles entre les partis fédéraux, Stephen Fuhr affirme que tous se sont entendus sur les 17 recommandations à faire au gouvernement au terme de l’étude du comité transpartisan. Quelques membres du Comité se sont rendus en Ukraine entre le 23 et le 26 septembre 2017 afin de mieux comprendre la situation sur le terrain et déterminer l’aide dont pouvait bénéficier le pays.

Photo: Elizabeth Kingston Des membres du Comité permanent de la défense nationale se sont rendus en Ukraine en septembre 2017. Parmi eux, Stephen Fuhr (ici à droite de l'homme en treillis militaire).

L’essentiel des mesures d’appui à l’époque consistait à former les forces armées ukrainiennes et à contribuer au développement du pays, une contribution saluée par Stephen Fuhr. Entre 2014 et 2019, le Canada a versé à l’Ukraine 700 millions de dollars sous la forme d’aide financière et d’aide militaire non létale. À la fin janvier 2022, le premier ministre, Justin Trudeau, a annoncé que son gouvernement renouvellerait son appui en Ukraine pour trois ans.

L’ancien député britanno-colombien affirme que les membres du comité s’attendaient à voir une telle attaque de la part du président russe. « Toutes les preuves étaient là », mentionne l’ancien pilote des Forces armées. En envahissant des régions de l’est de l’Ukraine en 2014, la Russie a prévenu l’entrée du pays dans l’OTAN, estime l’ancien député. « Puisque dès qu’elle en ferait partie, l’Ukraine pourrait évoquer l’article 5 », qui fait en sorte qu’une attaque contre un membre de l’Alliance est considérée comme une attaque dirigée contre tous les alliés. Certains pays de l’OTAN voulaient à ce moment éviter un conflit avec la Russie.

L’un des arguments contre l’entrée de l’Ukraine dans l’Alliance — la présence de corruption dans ce pays — a aussi été utilisé pour limiter la fourniture d’armes létales, estime l’ancien président du Comité permanent de la défense nationale. Le Comité avait proposé en 2017 que les armes ne soient envoyées que si l’Ukraine démontrait « qu’elle [travaillait] activement à éliminer la corruption à tous les niveaux de gouvernement », lit-on dans le rapport du Comité.

« À un certain point, le pays aurait dû satisfaire le seuil nécessaire pour recevoir l’aide », estime Stephen Fuhr, qui dit ne pas savoir ce qui s’est passé depuis sa défaite électorale en 2019. Le gouvernement ukrainien « cherchait légitimement à éradiquer la corruption », dit-il. Lors d’une visite à Toronto à l’été 2019, quelques mois après son élection, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a d’ailleurs assuré que l’élimination de la corruption faisait partie de ses priorités. L’Ukraine est sortie de la période soviétique avec des enjeux politiques et de la corruption, mais le pays s’est depuis transformé de manière « remarquable » d’année en année, selon Lubomyr Luciuk.

Menace contre le Canada

 

Le 28 février, le ministère des Affaires étrangères de la Russie a annoncé que les pays ayant fourni des armes létales à l’Ukraine pourraient subir des conséquences si ces dernières étaient utilisées dans ce pays.

Ihor Kozak, un ancien soldat canadien, estime toutefois que le Canada n’est pas en « grand danger », car le gouvernement russe est sur le mode de la survie. Toutefois, les Canadiens devraient s’attendre à des cyberattaques et à de la propagande, dit-il. « Nous devons aussi être conscients du fait que nous sommes les voisins des Russes au nord du pays et qu’ils réclament une partie du territoire arctique canadien », explique Ihor Kozak. Si la Russie commence à peler l’oignon pour trouver les instigateurs des sanctions, illustre Stephen Fuhr, le Canada sera sur la liste.

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

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