Comment Ottawa justifie les mesures d’urgence

Les risques de dérapages, les dommages à l’économie et à la réputation du Canada ont motivé le gouvernement Trudeau à sortir l’artillerie lourde pour s’attaquer au mouvement contre les mesures sanitaires qui bloque la capitale et certains points de passage frontaliers du pays. Le fédéral a publié mardi le décret qui sera soumis au débat parlementaire. Le texte active immédiatement les mesures d’urgence au Canada.
Craintes de violences. Le gouvernement fédéral juge que les blocages des camionneurs en colère ces dernières semaines « ont un lien avec des activités qui visent à favoriser l’usage de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des biens, notamment les infrastructures essentielles, dans le but d’atteindre un objectif politique ou idéologique au Canada ». Il croit aussi que la sécurité des Canadiens est menacée par un « niveau d’agitation » qui pourrait augmenter et devenir violent.
C’est là l’aspect le plus étonnant du document légal, selon le constitutionnaliste Benoît Pelletier. « Pour moi, c’est une surprise. Ça révèle que le gouvernement craint une escalade », indique celui qui est aussi professeur de droit à l’Université d’Ottawa.
Jusqu’ici, le « Convoi de la liberté » à Ottawa a été marqué par une occupation du centre-ville qui irrite le voisinage et où ont été aperçus des symboles haineux parmi un méli-mélo de causes. Exception faite de l’importante saisie d’armes à Coutts, en Alberta, les manifestations au pays se sont déroulées sans violence. « Il y a probablement des informations qui sont gardées confidentielles pour des raisons de sécurité nationale », avance Benoît Pelletier.
Un risque pour l’économie. Le blocage d’infrastructures essentielles menace la sécurité économique au Canada, note le décret gouvernemental, et en particulier le blocage des « axes commerciaux et [des] postes frontaliers internationaux ». Ottawa s’inquiète aussi de la rupture des chaînes de distribution, qui pourraient compromettre la livraison de denrées essentielles « si les blocages continuent ou augmentent en nombre ».
Cela est aussi la lecture de Manufacturiers et Exportateurs du Québec. Sa p.-d.g., Véronique Proulx, a salué mardi l’invocation des mesures d’urgence, sous le prétexte que « ces perturbations affectent nos entreprises et l’économie canadienne ».
Détérioration de la relation avec les États-Unis. Le Canada croit que le blocage des camionneurs risque de le faire mal paraître devant le principal client de ses exportations. Le décret justifie les mesures d’urgence par « les effets néfastes découlant des blocages sur les relations qu’entretient le Canada avec ses partenaires commerciaux, notamment les États-Unis ».
Vendredi, le premier ministre Justin Trudeau a justement promis au président des États-Unis, Joe Biden, « des actions rapides pour faire respecter la loi », selon le compte rendu publié par la Maison-Blanche. Le blocage d’un pont transfrontalier à Windsor provoquait alors des fermetures ponctuelles d’usines.
Ce qui sera interdit. Depuis mardi soir, et pour une durée de 30 jours, le gouvernement donne des pouvoirs spéciaux aux corps policiers du pays, en plus de conférer à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) le droit de faire appliquer les lois provinciales ou les règlements municipaux. Le fédéral ne dirige toutefois pas les corps policiers des autres ordres de gouvernement.
Il est désormais spécifiquement interdit « d’organiser des rassemblements publics qui prévoient nuire à la circulation des personnes et des biens », de perturber le commerce ou d’entraver les infrastructures essentielles. Il est aussi illégal de voyager pour participer à un tel rassemblement, ou d’y emmener des enfants. Les contrevenants risquent 5000 $ d’amende et jusqu’à 5 ans de prison. Les résidents permanents au Canada risquent la révocation de leur statut.
Enfin, Ottawa interdit tout soutien aux participants des blocages, comme de leur fournir de l’équipement, de l’essence ou du financement. Des exigences spéciales s’appliquent aux plateformes de sociofinancement et aux banques. Elles devront signaler aux autorités « toutes transactions suspectes » et pourront geler des comptes sans l’ordonnance d’un tribunal.
Où les mesures s’appliquent. Les mesures d’urgence sont géographiquement limitées aux abords de certaines « infrastructures essentielles » du Canada, dicte un règlement déposé mardi, mais qui n’était pas encore publié en soirée.
De hauts fonctionnaires du gouvernement ont toutefois indiqué lors d’une conférence téléphonique que les aéroports, les ports, les hôpitaux, les corridors commerciaux, les centrales électriques, la colline du Parlement à Ottawa, les résidences officielles du premier ministre, les immeubles gouvernementaux et les installations militaires sont des endroits désignés comme « protégés », peu importe où ils se trouvent au pays.
Toutes perturbations de ces lieux sont interdites, ce qui inclut même de rouler près d’eux lentement en convoi, par exemple. La GRC a désormais le pouvoir de réquisitionner des compagnies de remorquage pour forcer le déplacement de véhicules.