Les mesures d’urgence invoquées, avec ou sans le Québec

Le gouvernement fédéral a plongé tout le pays dans l’état d’urgence pour démanteler l’occupation de camionneurs contre les mesures sanitaires, même si le Québec et d’autres provinces n’en voulaient pas. Les pouvoirs accrus accordés aux autorités, dont celui de bloquer des comptes bancaires, ne seront utilisés que lorsque nécessaire, assure Justin Trudeau.

« Même si théoriquement, parce que c’est une loi fédérale sur les mesures d’urgence, ça s’applique partout au Canada, ça ne va avoir un impact concret que là où on en a vraiment besoin », a précisé le premier ministre, lundi soir.

Il annonçait en compagnie de trois de ses ministres le recours à la Loi sur les mesures d’urgence pour une première fois depuis 1988, année où elle est venue remplacer la Loi sur les mesures de guerre. L’objectif est de mettre fin aux perturbations du « Convoi de la liberté » observées à Ottawa depuis la fin janvier, mais aussi à Windsor et à d’autres passages frontaliers du pays. Comme annoncé vendredi, il n’est pas question de faire appel à l’armée.

« On ne limite pas la liberté d’expression ni le droit de manifester pacifiquement. Ce qu’on veut, c’est assurer la sécurité des Canadiens, protéger les emplois et rétablir la confiance dans nos institutions », a déclaré Justin Trudeau.

Parmi les mesures temporaires prises pour rétablir l’ordre, le gouvernement fédéral cite des pouvoirs accrus pour les policiers et la Gendarmerie royale du Canada en ce qui concerne la déclaration de manifestations illégales ainsi que la distribution d’amendes et de peines d’emprisonnement. Les autorités pourront forcer les entreprises de remorquage à déplacer les camions, ou encore geler des comptes bancaires associés aux « blocages illégaux ». De nouvelles contraintes seront finalement imposées aux plateformes de sociofinancement.

« Si votre camion est utilisé dans ces blocages, vos comptes d’entreprise seront gelés. L’assurance de votre véhicule sera suspendue. Renvoyez vos semi-remorques chez eux », a lancé la ministre des Finances, Chrystia Freeland.

Les mesures d’urgence sont en vigueur pour un maximum de trente jours et ne peuvent enfreindre toute une liste de droits fondamentaux des individus. Le texte législatif doit être examiné par le Parlement fédéral dans les prochains jours.

Dans les heures qui ont précédé l’invocation de la Loi, des camionneurs ont annoncé leur intention de poursuivre leur siège à Ottawa. L’une des principales organisatrices derrière la mobilisation, Tamara Lich, a assuré en conférence de presse lundi après-midi qu’ils allaient « résister ».

Le Québec n’en veut pas

De son côté, le premier ministre du Québec, François Legault, avait pourtant fait savoir à son homologue fédéral lors d’un appel téléphonique plus tôt dans la journée qu’il ne souhaitait pas « avoir l’état d’urgence fédéral sur le territoire du Québec ».

Le chef du gouvernement québécois dit ne pas croire qu’une mesure de cette ampleur soit nécessaire, puisque les corps policiers de Montréal et de Québec ont bien géré les manifestations contre les mesures sanitaires jusqu’ici. « C’est le temps de rassembler les Québécois, pas de les diviser », a dit François Legault, évoquant l’assouplissement prochain de certaines restrictions. « Ce n’est pas le temps de mettre de l’huile sur le feu. »

Les provinces de l’Alberta et du Manitoba ont aussi indiqué leur opposition au recours à cette loi, lundi. De son côté, le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, voit d’un bon œil le retour à « la loi et l’ordre ».

Justifications remises en doute

 

Des experts interrogés ne sont pas convaincus que la situation actuelle remplit les exigences d’activation de la Loi sur les mesures d’urgence, qui requiert l’existence d’une « crise nationale ». La loi définit ce concept comme une situation qui met gravement en danger la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens, ou qui pose une grave menace à la « capacité du gouvernement du Canada de garantir la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale du pays ».

Il n’est pas évident que toutes les conditions de la Loi sont réunies, constate Patrick Taillon, professeur de droit constitutionnel à l’Université Laval.

Il rappelle aussi qu’il faut être en présence d’une crise « qui échappe à la capacité ou aux pouvoirs d’intervention des provinces ». Mais ici, « la capacité des provinces a fait ses preuves, comme à Windsor », a-t-il dit, notant que les autorités y ont dégagé l’accès au pont reliant l’Ontario aux États-Unis.

Sur cette question, le gouvernement Trudeau a indiqué que les provinces n’avaient pas les capacités pour s’attaquer au financement des blocages illégaux sans les mesures d’urgence, notamment.

La professeure de l’École des affaires internationales de l’Université Carleton Leah West, spécialisée en droit de la sécurité nationale, entretient aussi des doutes. « Il y a des seuils très élevés » avant que la Loi ne puisse être invoquée, ce qui sert à éviter que le fédéral s’octroie des pouvoirs extraordinaires trop facilement.

Si certains ont parlé des conséquences économiques pour le pays ou du fait que le Canada soit actuellement la risée de tous pour justifier le recours à la Loi sur les mesures d’urgence, la professeure West rappelle que « ce ne sont pas là les critères légaux ».

Le professeur de droit de l’Université Laval Louis-Philippe Lampron nuance toutefois : le gouvernement pourrait établir le risque posé à la sécurité des Canadiens par le fait que des artères névralgiques sont paralysées depuis un bon moment par les camionneurs. Il ne faut pas voir l’économie uniquement dans son aspect « mercantile », dit-il, mais aussi sous l’angle de la circulation des marchandises et de la capacité de la population à aller travailler. « Cela pourrait être un argument suffisant pour invoquer la Loi », pense le professeur.

M. Taillon doute que les tribunaux aient à trancher cette question de l’applicabilité de la Loi. Pragmatique, il note que « la crise sera terminée avant. Ça devient une question politique ».

Le Parti conservateur du Canada, qui a changé de ton face aux convois de camionneurs la semaine dernière, a indiqué mercredi s’inquiéter que les mesures d’urgence « laissent craindre que ça ne fasse qu’empirer la situation ». La cheffe par intérim, Candice Bergen, estime avoir besoin d’étudier le texte avant de décider s’il mérite l’appui de son parti.

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, s’est opposé à toute mise en œuvre de mesures d’urgence sur le territoire du Québec. Le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), Jagmeet Singh, qui a déjà demandé le recours à de pareils pouvoirs, dit qu’il votera pour.

Avec Marie Vastel, Jeanne Corriveau et La Presse canadienne

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