L’ère des demi-victoires électorales

Gerald Butts, qui a été le secrétaire principal du premier ministre Justin Trudeau de 2015 à 2019, s’est dit « émerveillé » cette semaine par l’« efficacité du vote » libéral. Car malgré le déclin de ses appuis (33,1 % en 2019, contre 32,6 % en 2021) — et grâce à notre mode de scrutin uninominal majoritaire —, le Parti libéral du Canada est parvenu à renforcer sa présence à la Chambre des communes : 46,5 % des sièges en 2019, contre 47 % en 2021.
« Les trois campagnes des libéraux de Trudeau ont été parmi les plus efficaces de l’histoire [du Canada]. L’efficacité du vote n’est pas accidentelle », a souligné M. Butts sur Twitter, en saluant le travail abattu pour le PLC par « l’équipe méconnue de super génies » de la firme Data Sciences. « Les campagnes sont un exercice d’optimisation impitoyable. […] Nous comptons les sièges, pas les votes, donc les campagnes intelligentes se concentrent sur [la] livraison [de sièges] », a ajouté l’ami de longue date du premier ministre, non sans recevoir quelques critiques.
Lundi soir, malgré toute son « efficacité », le parti de Justin Trudeau n’a néanmoins pas réussi à retrouver la majorité parlementaire qui lui a échappé il y a deux ans.
Le vote libéral a-t-il atteint ses limites ? Les gouvernements minoritaires sont-ils désormais la règle pour le Parti libéral et le Parti conservateur, qui s’échangent le pouvoir depuis 157 ans au Canada ? Après tout, leurs concurrents recueillent maintenant l’appui du tiers de l’électorat : le Nouveau Parti démocratique (NPD), 17,8 % ; le Bloc québécois (BQ), 7,7 % ; le Parti populaire du Canada (PPC), 5 % ; le Parti vert du Canada (PVC), 2,3 %.
Seulement deux des sept élections générales qui se sont tenues ces 17 dernières années ont produit un gouvernement majoritaire : celles de 2011, remportées par le conservateur Stephen Harper, et celles de 2015, dont le libéral Justin Trudeau est sorti vainqueur.
En revanche, avant la création du Parti conservateur du Canada (PCC) actuel, né du mariage du Parti progressiste-conservateur et de l’Alliance canadienne en 2003, les gouvernements minoritaires étaient plutôt rares. En effet, seulement 10 des 37 élections générales organisées entre 1867 et 2000 ont débouché sur ce résultat.
« Une question de cycle »
« Les parlements sans majorité, appelés chez nous “gouvernements minoritaires”, sont de plus en plus fréquents depuis le tournant du millénaire, mais ne sont pas devenus pour autant “la règle” à Ottawa », fait valoir le professeur de science politique à la retraite Louis Massicotte. Penser le contraire serait sous-estimer la « redoutable aptitude à créer des majorités parlementaires » du système électoral actuel, et ce, « même dans un contexte de fragmentation politique ».
« Il est certain que depuis 20 ans, l’électorat est devenu plus fragmenté, comme presque partout ailleurs en Occident. Mais la vie est difficile pour les tiers partis », ajoute Louis Massicotte, avant de rappeler les coups durs électoraux encaissés par le NPD (1993) et le Bloc (2011) . « Les verts sont actuellement en difficulté, et l’enjeu qui les propulse est devenu une préoccupation également articulée par d’autres partis. D’autres tiers partis qui ont connu leurs heures de gloire — les progressistes et les créditistes — ont aujourd’hui disparu », poursuit-il.
Le président de la firme de sondage Léger, Jean-Marc Léger, ne croit pas non plus que le Canada est destiné à n’être dirigé que par des gouvernements sans majorité parlementaire. « C’est une question de cycle », indique-t-il. Le scrutin de lundi montre que, à ce moment de son histoire, le peuple canadien « est à l’aise avec un gouvernement minoritaire ». « C’est comme avoir une ceinture et des bretelles », illustre l’économiste.
Eddie Goldenberg, conseiller politique du premier ministre Jean Chrétien entre 1993 et 2003, n’y croit pas non plus. « Chaque élection est différente », insiste-t-il. La question controversée sur les politiques « discriminatoires » du Québec posée par l’animatrice du débat des chefs en anglais a également plombé la campagne du PLC, note-t-il. Malgré cela, le PLC « est à 11 circonscriptions de la majorité », ayant fait élire 159 députés, dont 34 au Québec.
Malgré les demi-victoires de 2019 et 2021, l’équipe de Justin Trudeau juge elle aussi qu’une majorité parlementaire demeure à portée de main. N’eût été la question de Shachi Kurl, le PLC aurait préservé la circonscription de Châteauguay–Lacolle, tombée dans le camp bloquiste, en plus de mettre la main sur trois, quatre ou cinq circonscriptions de plus au Québec, est-on persuadé.
Et, qui sait, si le chef libéral avait mieux expliqué pourquoi il a plongé le pays en élections en pleine pandémie de COVID-19, peut-être aurait-il atteint sa cible de 170 sièges aux Communes. D’ailleurs, le PLC ne fera pas l’économie de cette question lors de l’autopsie de la campagne électorale, fait-on remarquer au Devoir.
Une posture inconfortable
Mais pour l’heure, Justin Trudeau, qui s’est encore vu interdire les habits de monarque élu réservés aux chefs de gouvernements majoritaires, devra se contenter de sa « minorité très forte » au Parlement pour mettre en branle son programme politique.
L’« ambition législative » du PLC se trouvera peut-être freinée par l’absence de majorité, redoute un stratège libéral, se demandant si les partis d’opposition vont « avancer ensemble » et permettre l’adoption des mesures promises dans les « 100 premiers jours » du troisième gouvernement Trudeau. Les projets de loi sur l’interdiction des thérapies de conversion, sur le partage des revenus des plateformes numériques avec les médias canadiens et sur le renforcement de la Loi sur les langues officielles sont notamment morts au feuilleton et doivent maintenant être présentés de nouveau.
Les premiers ministres ont-ils tort de chercher à diriger des gouvernements majoritaires — en précipitant le pays dans des élections générales anticipées, par exemple — plutôt que de chercher à gouverner malgré tout ? « Justin Trudeau doit certainement regretter d’avoir anticipé les élections pour se retrouver au même point, mais il a fait ce que tous ses homologues font en pareilles circonstances : s’extirper au plus vite d’une posture jugée inconfortable », répond le politologue Louis Massicotte.
« La recherche d’une majorité est une obsession partagée par tous ses prédécesseurs, et elle a de bonnes chances de le demeurer », conclut-il.
Les gouvernements sans majorité au Parlement depuis 1867
Alexander Mackenzie (1873-1874, libéral)
William Lyon Mackenzie King (1921-1925, 1925-1926, libéral)
Arthur Meighen (1926, conservateur)
John Diefenbaker (1957-1958, 1962-1963, progressiste-conservateur)
Lester B. Pearson (1963-1965, 1965-1968, libéral)
Pierre Elliott Trudeau (1972-1974, libéral)
Joe Clark (1979-1980, progressiste-conservateur)
Paul Martin (2004-2006, libéral)
Stephen Harper (2006-2008, 2008-2011, conservateur)
Justin Trudeau (2019-2021, depuis 2021, libéral)
Quel rôle pour le Québec ?
François Legault a sapé la « confiance » dont il jouissait au sein de l’équipe de Justin Trudeau en tentant de pousser les Québécois dans les bras du Parti conservateur, a souligné une source au Devoir. Le cri de ralliement nationaliste du premier ministre québécois aurait même tourné à l’avantage du PLC, dit-on. « Certains ont décidé d’appuyer M. Trudeau en raison de la sortie jugée paternaliste de M. Legault », assure une source en s’appuyant sur les rapports des groupes de discussion vers lesquels le camp libéral s’est tourné tout au long de la campagne électorale.
Les mises en garde contre les poussées centralisatrices « dangereuses » du PLC ont « laissé perplexe » la garde rapprochée de Justin Trudeau, d’autant plus que François Legault n’a éprouvé aucune difficulté à énumérer à l’Assemblée nationale les gains que le Québec a faits dans le Canada de Justin Trudeau. « On trouvait ça ordinaire », « c’est sûr que ça met du sable dans l’engrenage », « ça rend les compromis plus difficiles », explique une source issue du gouvernement fédéral. Quoi qu’il en soit, « on est condamnés à s’entendre », ajoute-t-elle, tout en se réjouissant de l’élection de 34 libéraux au Québec, contre 33 bloquistes, 10 conservateurs et un néodémocrate.
« Le Québec est incontournable pour un parti qui veut un gouvernement majoritaire à Ottawa », a déclaré M. Legault au lendemain du scrutin. Le professeur de science politique à l’Université de Montréal Jean-François Godbout apporte une nuance : « Les conservateurs ont moins besoin du Québec que les libéraux. » Le PLC avait un « élément magique », de la pendaison de Louis Riel, en 1885, à la nuit des longs couteaux, en 1981, c’est-à-dire « l’appui inconditionnel d’une grande proportion de Québécois », mentionne-t-il.
L’ex-conseiller politique Eddie Goldenberg rappelle pour sa part que les premiers ministres Jean Chrétien (1993, 1997, 2000) puis Stephen Harper (2011) ont bénéficié d’une majorité parlementaire sans pour autant avoir obtenu une majorité de sièges au Québec. « La mathématique de Monsieur Legault n’est pas très bonne », fait-il remarquer.