Ces pages Facebook qui tentent d’influencer le vote

La page Facebook Canada Proud, qui dépense des milliers de dollars en publicité, a pour raison d’être de «tenir Justin Trudeau dans l’eau chaude», spécialement dans des circonscriptions où les résultats pourraient être très serrés.
Photo: Sean Kilpatrick La Presse canadienne La page Facebook Canada Proud, qui dépense des milliers de dollars en publicité, a pour raison d’être de «tenir Justin Trudeau dans l’eau chaude», spécialement dans des circonscriptions où les résultats pourraient être très serrés.

En plus des partis politiques, qui dépensent allègrement en publicités sur Facebook, une constellation de groupes appelés « tiers enregistrés » investissent l’argent de particuliers ou d’entreprises auprès de la multinationale californienne pour influencer votre vote. Et c’est parfaitement légal.

L’image accroche l’œil : trois montres, de trois chefs fédéraux, avec leur prix. Celle du chef libéral est la plus chère,estimée à 25 000 dollars ; subtile allusion à sa richesse dans le but de le discréditer. « Vous ne verrez pas cela à CBC », peut-on lire en description, laquelle sous-entend que les médias cachent cettehistoire. Une publication Facebook mensongère, selon l’entourage de JustinTrudeau. Tant pis, le mal est fait.

« La semaine dernière, on a atteint 1,3 million de Canadiens [avec la publication des montres]. C’est autant que [la page de Justin] Trudeau, CBC News, le Toronto Star, le National Post, le Parti conservateur du Canada », se vante Jeff Ballingall, créateur de contenu viral autoproclamé, en entrevue avec Le Devoir.

La page qu’il administre, Canada Proud, a dépensé 170 000 $ en publicités sur Facebook et Instagram depuis le début de la campagne électorale, et prévoit en dépenser « beaucoup plus » pour la dernière semaine, avoue M. Ballingall. Elle est la face publique de Canada Strong and Proud, un « tiers enregistré » auprès d’Élections Canada, c’est-à-dire un groupe qui dépense plus de 500 $ pour influencer les résultats des élections sans chercher à se faire élire lui-même.

Pour Canada Proud et ses cinq employés contractuels basés à Toronto et dans l’Ouest canadien, la page a comme raison d’être de « tenir Justin Trudeau dans l’eau chaude », spécialement dans des circonscriptions où les résultats pourraient être très serrés.

Sa ligne éditoriale est résolument conservatrice. Jeff Ballingall a même dirigé la campagne numérique d’Erin O’Toole lors de la chefferie du Parti conservateur. Il assure ne pas coordonner les activités de sa page avec celle du Parti conservateur du Canada, puisque cela serait illégal. Il se contente de s’attaquer à Justin Trudeau et, à l’occasion, d’exhorter directement les internautes à voter pour Erin O’Toole.

« On est maintenant de l’autre côté, et on a beaucoup de plaisir à être de l’autre côté », dit-il, en référence à son équipe qui agit désormais hors du giron des partis politiques.

Enregistrés et légaux

 

La loi permet aux tiers enregistrés, s’ils sont situés au Canada, de dépenser nationalement jusqu’à 525 700 $ lors d’une élection générale, notamment en messages publicitaires, pour favoriser ou contrecarrer un parti politique ou un candidat. Ils peuvent dépenser au plus 4506 $ dans une circonscription donnée.

Canada Proud a d’ailleurs retenu l’attention de chercheurs de l’Université Laval, qui ont analysé ses activités liées au scrutin de 2019. Dans leur étude à paraître, obtenue par Le Devoir, ils concluent que les outils de transparence de Facebook sont inadéquats pour bien protéger l’intégrité du processus démocratique, alors que foisonnent ce genre de groupes indépendants participant indirectement aux élections.

« La majorité des publicités de Canada Proud [en 2019] attaquaient Justin Trudeau, personnellement, et les lignes se ressemblaient drôlement entre les lignes de communication conservatrices et les lignes de ces pages-là […] Manifestement, ils ont des intentions conservatrices », confirme Philippe Dubois, doctorant en sciences politiques à l’Université Laval et coauteur de l’article.

La loi électorale a été modifiée en 2018 pour assurer l’intégrité des élections canadiennes, exigeant notamment des plateformes en ligne qu’elles tiennent un registre des publicités électorales lors de campagnes. Facebook et sa filiale Instagram ont été les seules plateformes à s’y conformer ; tous les autres médias sociaux ont simplement renoncé au marché des publicités politiques, au moins lors des campagnes électorales.

Pas juste la droite

 

M. Dubois souligne qu’il n’y a pas que des groupes de droite enregistrés comme tiers ; des groupes environnementaux et des syndicats s’invitent aussi à l’élection de cette manière. Une compilation des dépenses sur Facebook des 89 « tiers enregistrés », à la mi-septembre, place Canada Proud en troisième position des plus dépensiers pour l’avant-dernière semaine de campagne. En première place se trouve Let’s Build Canada, un regroupement de syndicats de travailleurs de la construction, devant l’entreprise de télécommunications TekSavvy. L’organisation philanthropique Vision mondiale Canada et l’organisation syndicale Congrès du travail du Canada, dont la page « Être juste » est sympathique au NPD, complètent le sommet du classement.

« Ce qui est intéressant avec les tiers partis, c’est qu’ils sont un peu moins surveillés que les partis politiques officiels, croit Camille Arteau-Leclerc, également chercheuse et coautrice de l’étude de cas sur Canada Proud. Pourtant, ils utilisent quand même les publicités microciblées pour atteindre les électeurs en ligne. »

Avec le temps, les pages Facebook de ces tiers partis peuvent constituer une communauté de personnes partageant des valeurs et une pensée politique. Cette communauté peut ensuite voir ou diffuser ses publications, sans besoin de dépenses publicitaires.

Ce qui est intéressant avec les tiers partis, c’est qu’ils sont un peu moins surveillés que les partis politiques officiels. Pourtant, ils utilisent quand même les publicités microciblées pour atteindre les électeurs en ligne.

 

C’est le cas de la publication de Canada Proud qui associe des prix aux montres des chefs, objet de moins de 800 $ en publicités dépensés en Ontario, mais dont le succès a transcendé les frontières provinciales, touchant plus d’un million de personnes. « On est vraiment bons pour rendre du contenu viral sur Facebook », explique Jeff Ballingall. Sa source ? Un article du Toronto Sun, lui-même basé sur une simple estimation faite par un adepte de montres et dont la validité ne semble pas avoir été confirmée par quiconque. « On ne fait que vous citer, [les médias] », résume l’administrateur de la page qui a créé la publication virale.

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