Trudeau et O’Toole au front du Grand Toronto

Le député libéral Majid Jowhari, qui a remporté en 2019 la circonscription de Richmond Hill par seulement 212 voix, faisait du porte-à-porte mercredi. Sa  banlieue figure parmi les luttes les plus chaudement disputées du Grand Toronto.
Boris Proulx Le Devoir Le député libéral Majid Jowhari, qui a remporté en 2019 la circonscription de Richmond Hill par seulement 212 voix, faisait du porte-à-porte mercredi. Sa banlieue figure parmi les luttes les plus chaudement disputées du Grand Toronto.

Aux extrémités d’une banlieue torontoise qui semble infinie, deux circonscriptions parmi les plus chaudement convoitées du pays. À Markham et à Richmond Hill, libéraux et conservateurs doivent braver la chaleur et l’apathie généralisée pour faire — ou défaire — un chemin vers un gouvernement majoritaire.

Les chefs conservateur et libéral ont visité mardi des circonscriptions détenues par leur adversaire, dans le sud de la région de York, l’un des rares lieux du Grand Toronto où des conservateurs ont résisté au raz-de-marée rouge lors des élections de 2015 et de 2019. Le premier ministre Justin Trudeau a visité la circonscription conservatrice de Markham–Unionville, alors qu’Erin O’Toole a organisé son tout premier rassemblement public de la campagne le même jour tout juste de l’autre côté de l’autoroute 404, dans la circonscription de Richmond Hill. Celle-ci a été remportée par le député libéral Majid Jowhari en 2019 par à peine 212 voix contre son rival conservateur, ce qui la place au troisième rang des luttes les plus serrées au Canada.

« Vous me portez chance ! » M. Jowhari revient victorieux après avoir convaincu dans sa langue — le farsi — une troisième électrice de lui laisser poser une pancarte devant son jumelé de banlieue de Richmond Hill. Sous le soleil de plomb d’août, il s’empresse d’inscrire son bon coup dans l’application Libéraliste, la base de données du parti.

Un peu plus loin, il croise la maîtresse d’un chien en promenade qui décline son invitation de parler politique. Ici, dans les pourtours multiethniques de la banlieue de Toronto, chaque vote compte.

« Est-ce qu’il y a de la pression ? Bien sûr, il y a de la pression », dit Majid Jowhari au Devoir, prêt à rencontrer des électeurs avec un paquet de pancartes sous le bras. Mais en matière de priorités, affirme-t-il, cette pression électorale passe bien après la stratégie gouvernementale « pour garder les Canadiens en sécurité » contre la COVID-19.

Conservateurs présents

 

Ses adversaires conservateurs ont par contre bien fait savoir qu’ils n’entendent pas déserter le territoire. Pour preuve, c’est ici que le chef conservateur a choisi de faire sa première sortie publique après deux jours de rassemblements virtuels.

Erin O’Toole a présenté Richmond Hill comme « la ville qui croît le plus rapidement au pays », un « mastodonte économique » dont devrait s’inspirer le Canada. Quelque 250 partisans, y compris une dizaine de ses candidats de ce coin de banlieue de Toronto, étaient rassemblés dans une salle de conférences aux décors vraisemblablement inspirés de Versailles. L’endroit est situé dans le stationnement d’un centre commercial, où la plupart des commerces indépendants s’affichent avec des caractères chinois.

« Le plan de rétablissement du Canada [la plateforme conservatrice], je veux vous voir en parler au Tim Hortons, je veux que vous parliez de notre plan en cinq piliers, après vos rencontres pour un café, à vos groupes de marche dans le parc, quand vous vous saluez du coude ou d’un signe de la main, quand vous cognez aux portes à distance sociale », a indiqué le chef dans son discours.

Erin O’Toole présente cette élection comme étant un simple choix entre sa vision et celle des libéraux, comme si les autres partis d’opposition ne comptaient pas dans la dynamique. L’argument est loin d’être juste partout au pays, mais il représente bien les forces en présence dans la plupart des nombreuses circonscriptions qui entourent la plus grande ville du Canada. Au total, le Grand Toronto compte 58 circonscriptions, soit seulement 20 de moins que tout le Québec.

Les stratèges du Parti conservateur considèrent que les banlieues torontoises, qui ont accordé une majorité à Stephen Harper en 2011, constituent toujours un terreau fertile pour Erin O’Toole. Son chemin vers la victoire passe obligatoirement par « le 905 », cette vaste banlieue multiethnique surnommée par son indicatif régional et dominée depuis 2015 par le Parti libéral. Si les conservateurs réussissent à faire perdre des plumes à Justin Trudeau, ça commencera nécessairement par des gains ici.  Malgré les nombreuses démarches du Devoir, son candidat local dans Richmond Hill, l’ex-député Costas Menegakis, a refusé l’accès à ses activités de campagne, contrairement aux promesses initiales de son équipe.

Autre objectif du chef conservateur : faire réélire ses députés qui ont résisté à la déferlante rouge. L’un d’eux est le député Bob Saroya, dont la circonscription de Markham-Unionville est convoitée par les libéraux. Dans son local de campagne, des centaines de pancartes électorales sont prêtes à être distribuées. Un bénévole raconte au Devoir que les enjeux locaux sont centrés autour de la question de la sécurité : problèmes de gangs criminels, d’armes à feu et de culture illégale du cannabis. Les conservateurs disent avoir une longueur d’avance sur ce thème.

Campagne dans l’indifférence

Sur le bitume surchauffé qui borde les nombreux grands boulevards, d’où on voit pousser ici et là de nouvelles tours de condominiums, il n’est pas facile de rencontrer des citoyens prêts à parler politique dans la circonscription conservatrice de Markham-Unionville. Des règlements municipaux y interdisent d’ailleurs la pose de pancartes électorales avant la semaine prochaine, rendant pour le moment la campagne plutôt invisible.

« Je crois que le plus important, ce sont les petites entreprises », note un homme retraité, attablé, un cigare à la main, dans la rue principale d’Unionville, sympathique coin de rue dans une ville autrement entièrement composée de développements récents. Surnommé Raj, il ne veut pas révéler son nom complet, mais n’éprouve aucun problème à dire que, même s’il a voté pour les libéraux dans le passé, il hésite désormais à leur accorder son vote de nouveau.

« À l’époque, c’était vraiment conservateur ici, se rappelle le résident de Markham de longue date. Mais maintenant, c’est en train de changer », dit-il en parlant de sa ville.

Selon Statistique Canada, environ 65 % de la population de la circonscription se dit d’ethnicité chinoise, 15 %, blanche et 10 %, sud-asiatique. C’est d’ailleurs un candidat d’origine asiatique, et ex-membre des forces de l’ordre, que les libéraux ont choisi pour essayer de déloger les conservateurs. Lors de son passage dans la banlieue où il a surtout réitéré ses promesses de financement pour les garderies, Justin Trudeau a présenté son candidat, Paul Chiang, un policier local comptant 28 ans de service.

« Je vais vous le dire, Markham est très conservateur », dit pour sa part Ricky Wung, étudiant en informatique de 23 ans, qui savoure son repas fusion asiatique tout près de l’un des immenses boulevards industriels similaires de cette ville périphérique. « Mais ça change. Notre génération adore Trudeau ! »affirme-t-il, tout en soulignant qu’il croit personnellement aux dangers du surendettement des gouvernements.

Courtisant une tranche sensiblement similaire de l’électorat, les promesses locales varient d’ailleurs assez peu entre les deux principaux rivaux. Lors de son passage à Richmond Hill, Erin O’Toole a promis de se ranger derrière le projet libéral d’agrandissement du métro de Toronto vers cette banlieue. Questionné sur les priorités de sa circonscription, le député libéral Majid Jowhari a mentionné, dans les grandes lignes, les thèmes qui ont aussi constitué le discours du chef conservateur : la sécurité face à la COVID-19, la reconstruction économique, le prix trop élevé des maisons et l’aide aux petites entreprises. La principale promesse présentée lors du passage du chef Justin Trudeau, les services de garde subventionnés, a été mentionnée en toute fin de liste.

Campagne de banlieue

 

« Il n’y a pas une très grande organisation civique, et pas nécessairement de grands lieux pour les rencontres politiques. Ce sont des gens qui vivent beaucoup dans leur automobile », résume le professeur de science politique de l’Université McMaster Peter Graefe, qui explique ainsi un certain désengagement dans la banlieue.

Assez endettés à cause du prix très élevé des maisons, les résidents du 905 sont plutôt motivés par des considérations économiques, préférant les politiciens pragmatiques, selon lui. « Les gens ont des hypothèques assez importantes, ce qui fait qu’ils sont assez réfractaires aux impôts. Mais, d’un autre côté, ils dépendent beaucoup des infrastructures de l’État. »

Dans le va-et-vient incessant des voitures, les électeurs se croisent au volant à bonne vitesse. Ils ne semblent pas aussi pressés de discuter de politique lorsqu’ils se garent dans les immenses stationnements où Le Devoir est allé à leur rencontre. Prêts à porter le masque, quatrième vague de COVID-19 oblige, la majorité d’entre eux n’étaient pas prêts à faire part de leur opinion sur le scrutin. Une certaine apathie qui contraste avec les attentes particulièrement élevées des conservateurs et des libéraux par rapport à l’électorat de ce coin de pays, voyant dans son vote le chemin menant à leur victoire.



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