Protéger le français pour sauver le fédéralisme

Le projet de loi de la ministre Joly précise la manière dont le gouvernement Trudeau entend protéger le français au sein des entreprises privées de compétence fédérale, comme celles du secteur des télécommunications, des banques ou des transports interprovinciaux.
Photo: Justin Tang La Presse canadienne Le projet de loi de la ministre Joly précise la manière dont le gouvernement Trudeau entend protéger le français au sein des entreprises privées de compétence fédérale, comme celles du secteur des télécommunications, des banques ou des transports interprovinciaux.

Après presque six ans à piloter le dossier des langues officielles à Ottawa, la ministre Mélanie Joly a déposé mardi sa proposition toute fédéraliste pour protéger le français au Québec, ce que l’opposition voit plutôt comme une tactique électoraliste à quelques jours de la fin de la session parlementaire.

« Je suis convaincue que plus on renforce le sentiment de sécurité linguistique des francophones, plus tu renforces dans le fond le fédéralisme. Tu te dis : “C’est correct, il y a une place pour moi dans cette idée-là du pays, le Canada” », a expliqué la ministre Joly, en entrevue au Devoir peu après le dépôt de sa réforme promise de la Loi sur les langues officielles.

Le texte reprend, dans les grandes lignes, les objectifs du document de travail que la ministre a présenté en février. Il reconnaît que le français est la langue officielle du Québec, impose le bilinguisme aux juges de la Cour suprême et jette les bases d’une politique d’immigration francophone au pays, notamment.

Entreprises fédérales

 

Le projet de loi précise surtout la manière dont le gouvernement Trudeau entend protéger le français au sein des entreprises privées de compétence fédérale, comme celles du secteur des télécommunications, des banques ou des transports interprovinciaux, par exemple. Le français sera établi comme langue de service et langue de travail de ces entreprises. Leurs employés auront le droit de se plaindre au commissaire aux langues officielles, qui disposera de nouveaux pouvoirs.

En mai, le gouvernement du Québec a déposé son projet de loi 96, qui proposait notamment d’assujettir les entreprises de compétence fédérale à la loi 101. « La protection de notre langue est une responsabilité historique du gouvernement du Québec. Nous entendons assumer pleinement ce rôle fondamental », a tweeté le leader parlementaire du gouvernement Legault, Simon Jolin-Barrette. Il ajoute que « toute proposition en faveur du français mérite d’être étudiée et soulignée. »

Pour sa part, la ministre Joly assure que la loi fédérale sera compatible, et non contradictoire, avec la loi québécoise. Selon sa vision, les entreprises concernées disposeront du choix de se conformer à l’une ou l’autre des lois.

« On a décidé de reconnaître ce système [québécois] parce qu’on ne voulait pas qu’il y ait plus de paperasses [pour les entreprises]. Maintenant, c’est sûr que notre système est fort, et, juridiquement, a des assises inébranlables », assure-t-elle. De l’estimation d’Ottawa, 55 % des entreprises de compétence fédérale situées au Québec se sont volontairement soumises aux lois linguistiques de la province. Cela ne concerne toutefois qu’environ 73 500 travailleurs, soit une toute petite fraction des emplois de la province.

Cette mesure pourrait s’appliquer aussi à d’autres régions du pays « à forte présence francophone », mais pour des entreprises de 50 employés et plus. Ces régions n’ont pas encore été définies, même si la ministre Joly a évoqué le nord et l’est de l’Ontario, ainsi que le Nouveau-Brunswick.

Promesse électorale ?

La politicienne québécoise assure ne pas avoir été influencée par le calendrier parlementaire, alors qu’il ne reste que six jours à la session et plusieurs autres projets de loi en attente. « C’est l’aboutissement des années de travail, explique-t-elle. On est en gouvernement minoritaire, et on va utiliser chaque jour à notre disposition. » Si des élections étaient déclenchées cet été, tous les projets de loi qui ne sont pas encore adoptés seraient automatiquement jetés.

Tous les partis d’opposition ont exprimé des doutes sur la démarche de la ministre, voyant plutôt dans son projet de loi une future promesse électorale.

« La session parlementaire tire à sa fin et les libéraux veulent déclencher des élections le plus tôt possible. Dans ce contexte, il est clair qu’un projet de loi, même déposé cette semaine, n’aurait pas le temps d’être adopté et les libéraux le savent très bien. Si cet enjeu avait été réellement important pour eux, ils auraient déposé un projet de loi bien avant », soutient le conservateur Alain Rayes, dont le parti promet sa propre version de la modernisation de la Loi sur les langues officielles s’il parvenait au pouvoir.

« Le Québec n’a absolument pas besoin d’une intervention fédérale autre que l’abstinence pour mettre de l’avant et protéger la langue française », a tranché le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet. De son avis, c’est la présence de son parti à Ottawa qui force le gouvernement à renforcer le français. Il a lancé le pari qu’un hypothétique gouvernement Trudeau réélu majoritaire ne déposerait qu’une version édulcorée du projet de loi dévoilé mardi.

« Je pense que c’est une manœuvre très cynique, électoraliste, partisane ; je pense que c’est dommage de faire de la politique comme ça sur les francophones qui méritent beaucoup mieux. On aurait pu proposer ce projet de loi il y a deux ou trois ans, toutes les consultations étaient faites », a ajouté Alexandre Boulerice, du NPD. Il est aussi convaincu que des élections seront déclenchées avant la prochaine session parlementaire, tuant ce projet de loi au feuilleton.

La première Loi sur les langues officielles fédérale date de 1969. Sa réforme, en 1988, a jeté les bases d’un gouvernement canadien bilingue qui protège les minorités linguistiques partout au pays. Pour une première fois, en septembre, le premier ministre Justin Trudeau a souligné, lors de son discours du Trône, le besoin de protéger la situation du français au Québec, et non plus seulement dans le reste du Canada.

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