La Cour d’appel fédérale appelée à définir le droit de travailler en français

Que signifie travailler dans la langue de son choix au fédéral ? La Cour d’appel fédérale doit trancher à savoir si cette définition exclut les communications quotidiennes avec la branche unilingue d’une institution, ce qui créerait une « jurisprudence dangereuse », de l’avis du Commissaire aux langues officielles du Canada qui a présenté ses arguments mercredi.
Si un fonctionnaire francophone doit consulter tous les jours ses collègues unilingues anglophones de Toronto afin d’obtenir l’expertise nécessaire à son travail, s’agit-il d’un « service central » rendu par l’employeur ? Ou est-ce plutôt un simple « travail d’équipe » dont il doit s’accommoder dans sa langue seconde ?
Telle est la question soumise à trois juges de la Cour d’appel fédérale, qui ont commencé à entendre les plaidoiries, mercredi, dans la cause opposant le fonctionnaire fédéral André Dionne à son employeur, le Bureau du surintendant des institutions financières (BSIF).
« La limitation liée au travail d’équipe est injustifiée. Cette interprétation doit être cassée puisqu’elle constitue une erreur de droit », a argumenté Me Élie Ducharme, l’avocat du bureau du Commissaire aux langues officielles (CLO).
Le Commissaire s’en mêle
Le chien de garde du bilinguisme institutionnel du gouvernement canadien a tenu à s’immiscer dans le dossier pour critiquer le premier jugement dans cette affaire, selon lequel l’institution de réglementation des institutions financières a respecté les droits de M. Dionne de travailler en français. Au contraire, le Commissaire aux langues officielles croit que de laisser le BSIF concentrer sans justification toute son expertise dans ses bureaux unilingues de Toronto force l’anglais auprès de tous ses autres employés. Cela pourrait avoir des conséquences beaucoup plus larges.
« Si cette décision était suivie dans d’autres affaires, elle pourrait avoir des répercussions majeures sur les droits linguistiques des fonctionnaires […] L’interprétation retenue par la Cour en première instance ouvre une brèche dans l’interprétation des droits linguistiques qui pourrait affecter tous les droits linguistiques au pays », va jusqu’à affirmer le Commissaire Raymond Théberge.
Son bureau a d’ailleurs émis un avis favorable à André Dionne, qui s’était plaint en 2010 de devoir se rapporter quotidiennement à des employés spécialisés basés à Toronto. Insatisfait que rien ne bouge, il s’est adressé aux tribunaux en 2015. Quatre ans plus tard, le juge de la Cour fédérale Peter Annis a tranché en faveur de son employeur, selon lequel ces discussions entre collègues ne constituent pas un service, comme le service de paie par exemple, et n’avaient donc pas à se tenir dans la langue choisie par l’employé.
« Adopter [cette] interprétation permettrait aux institutions d’installer tous ses services centraux dans des régions unilingues », a raisonné l’avocat du Commissaire, selon qui le juge de première instance a commis de nombreuses erreurs de droit. En particulier, le BSIF n’aurait jamais eu à justifier son choix de concentrer à Toronto tous ses experts en surveillance, alors qu’en théorie les institutions fédérales doivent évaluer les besoins linguistiques au moment de combler les postes.
« L’employé unilingue à Toronto, lorsqu’il a besoin d’appui, n’a pas de difficulté à trouver d’appuis. Il y a des ressources en anglais. M. Dionne souhaite avoir le même traitement, en français. Que les ressources soient disponibles », a expliqué l’avocat représentant le fonctionnaire, Me Érik Labelle Eastaugh.
Milieux de travail bilingues
Dans son plaidoyer, le Bureau du surintendant des institutions financières a mis en garde la Cour contre une interprétation trop large de la définition d’un « service » à dispenser dans la langue de l’employé. Selon son avocate, Me Nadine Dupuis, cela pourrait créer des « silos linguistiques » ou encore des besoins exagérés de postes bilingues. Onze postes bilingues auraient été ajoutés pour améliorer les relations entre les employés généralistes et les spécialistes de Toronto.
« La loi sur les langues officielles a été édictée de manière à permettre les milieux de travail bilingues, dans lesquels les employés des deux communautés linguistiques peuvent travailler ensemble », a fait savoir Me Dupuis. Selon cette interprétation, les relations entre employés ne constitueraient pas un « service », et un employé bilingue comme M. Dionne ne peut avoir comme caprice de ne parler avec ses collègues que dans la langue de son choix. « Il faudrait que chaque institution fédérale examine chaque relation de travail », résume-t-elle.
Joint par Le Devoir, M. Dionne a évalué qu’il devait travailler en anglais « 90 % du temps » au moment de la plainte. Désormais en arrêt de travail, il s’est désolé que le BSIF lui réclame maintenant de défrayer ses frais de justice pour cette contestation judiciaire. La cause est suivie de près par d’autres institutions de juridiction fédérale, comme le Canadien National. Les plaidoyers se poursuivront jusqu’à jeudi.