Kebaowek se serre la ceinture pour assurer la qualité de son eau
Quand un bout d’aqueduc éclate en pleine nuit et à -30 °C, Terry Perrier doit se mouiller. « Une fois, quand il faisait très froid, je suis descendu dans le trou. J’ai été complètement aspergé, mais je n’avais pas vraiment le choix : c’est soit ça, ou bien on ferme l’eau de la rue au complet », explique-t-il dans un local de l’usine de traitement des eaux usées, alors que la première tempête de l’hiver fait rage sur le Témiscamingue.
M. Perrier est le directeur des travaux publics de Kebaowek, une réserve anichinabée d’environ 300 âmes dans l’extrême ouest du Québec, près de la rivière des Outaouais.
Son village est équipé d’installations pratiquement neuves de production d’eau potable et de traitement des eaux usées. Toutefois, l’analyse d’une consultante indépendante a révélé en 2019 que Services aux Autochtones Canada (SAC) ne finance que 33 % des besoins de Kebaowek pour assurer le fonctionnement et l’entretien de ses infrastructures, alors que la contribution fédérale est censée s’élever à 80 %.
Le déficit à Kebaowek illustre un problème d’envergure pancanadienne mis en lumière par un consortium universitaire et médiatique mené par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia, dont l’Université du Québec à Montréal, APTN News et Le Devoir font partie.
« Considérant l’argent que je reçois [du gouvernement] et l’argent que je dépense pour faire fonctionner les installations, je suis en déficit, explique M. Perrier. Il revient donc au conseil de bande de trouver l’argent ailleurs. »
À deux pas de l’usine, les eaux usées décantent dans de grands bassins aérés. Les déchets tombent au fond des étangs artificiels, alors que l’eau traitée prend le chemin du lac Kipawa.
En ce début décembre, Terry Perrier reçoit la visite de Marc Lemay. Ce formateur itinérant, employé du conseil tribal Mamit Innuat, mais payé par le fédéral, visite régulièrement six communautés autochtones du Québec pour donner de l’assistance aux techniciens des eaux.
Un tuyau qui sert normalement à acheminer un additif vers les bassins est bouché. Le produit a tout simplement figé à l’intérieur. « Je ne peux rien rabouter au tuyau fixé à la pompe, c’est trop court, dit M. Perrier. Et en acheter un nouveau, c’est sacrément cher ! »
Fort de ses 35 années d’expérience, M. Lemay propose quelques pistes de solution. Souvent, il est le seul interlocuteur qui comprend les soucis des techniciens sur son circuit.
« Le principal défi des techniciens, c’est de savoir porter tous les chapeaux, explique le formateur. C’est essentiel pour faire fonctionner les installations dans une petite communauté isolée qui n’a pas accès à du personnel spécialisé. »

Une usine expérimentale
Le financement du fonctionnement et de l’entretien des infrastructures d’eau est une préoccupation de longue date à Kebaowek.
En 1999, l’administration anichinabée voulait remplacer ses installations de traitement des eaux usées, alors déficientes. Lance Haymond, l’actuel chef du conseil de bande, rapporte que, comme proposé par un fonctionnaire fédéral à l’époque, on implanta une technologie expérimentale développée par le Centre de recherche industrielle du Québec (CRIQ).
Il s’agissait d’un système habituellement utilisé pour traiter le lisier de porc, mais spécialement adapté à un contexte résidentiel. Les eaux usées devaient passer à travers un lit de copeaux de bois, d’écorce, de tourbe et de micro-organismes qui piègent et décomposent les polluants.
Rapidement, il est devenu évident que la nouvelle usine impliquait des frais d’exploitation beaucoup plus élevés que prévu. La matière filtrante, censée durer 8-10 ans, devait être changée tous les 3-4 ans, selon M. Perrier. Le dernier remplacement a coûté environ 250 000 $.
Après seulement quelques années, « nous avons dû nous débarrasser de cette technologie parce qu’elle ne répondait pas à nos besoins », raconte le chef Haymond.
Depuis 2017, Kebaowek dispose d’une nouvelle usine de traitement des eaux usées, financée au coût de 9,8 millions par Ottawa, et dont l’utilisation est moins dispendieuse et plus simple. Il n’en demeure pas moins que l’entretien des infrastructures publiques souffre d’un manque de financement.
En 2019, Kebaowek a participé à un projet pilote de l’Assemblée des Premières Nations (APN) et de l’APN Québec-Labrador. La consultante Marie-Élaine Desbiens a évalué l’état de l’ensemble des infrastructures publiques — routes, aqueducs, autobus scolaires, etc. Elle a ensuite calculé les coûts d’entretien permettant d’optimiser la durée de vie de ces installations.

Cette initiative s’inscrit dans la volonté de l’APN de voir Services aux Autochtones Canada allouer son financement en vertu du principe de la « gestion des actifs ». Elle s’arrime par ailleurs à de nouveaux investissements du gouvernement fédéral.
Même si M. Perrier était au courant du problème, l’ampleur du déficit l’a étonné. Pour tirer un bénéfice optimal de l’ensemble des infrastructures de la réserve, les coûts annuels de fonctionnement et d’entretien devraient s’élever à 1,3 million, alors qu’ils étaient de 450 000 $ en 2018-2019.
« On a fait un exercice exhaustif », indique Mme Desbiens, qui est convaincue de ne pas avoir surestimé les besoins. Selon elle, les autorités de Kebaowek gagneraient par exemple à davantage ausculter leur réseau d’égouts. Cela permet de procéder à des réparations ciblées et de repousser la reconstruction complète du système.
Le principal défi des techniciens, c’est de savoir porter tous les chapeaux. C’est essentiel pour faire fonctionner les installations dans une petite communauté isolée qui n’a pas accès à du personnel spécialisé.
Les effets du manque à gagner sont subtils, explique quant à lui le chef Haymond. Les membres de la communauté n’en souffrent pas directement, mis à part certaines réparations un peu plus longues que prévu. C’est surtout le personnel qui écope.
Terry Perrier a d’ailleurs du mal à retenir les bons techniciens. Le salaire joue pour beaucoup, mais également les avantages sociaux. Sans parler de l’isolement de la communauté, à quatre heures de route d’Ottawa, qui rend plus difficile le recrutement de candidats de l’extérieur.
Durant la visite de l’usine d’eau potable, M. Perrier touche chacune des composantes dont il explique le rôle. Il parle comme si le gigantesque ouvrage de plomberie était une extension de son corps. Le technicien en chef en convient : cette usine, c’est un peu « son bébé ». Actuellement âgé de 55 ans, il entend prendre sa retraite à l’été 2023. Qui osera se mouiller pour le remplacer ?
Avec Tom Fennario (APTN), Colleen Kimmett (Institut du journalisme d’enquête, Université Concordia), Michael Bramadat-Willcock et Thomas Delbano (Université Concordia)
Crédits
Équipe d’enquête
- Institut du journalisme d’enquête : Lila Maître (stagiaire)
- Université du Québec à Montréal : Philippe Julien-Bougie, Geneviève Larochelle-Guy, Lila Maître, Bruno Marcotte, Étienne Robidoux (professeurs : Patti Sonntag et Jean-Hugues Roy)
- Le Devoir : Anabelle Nicoud (cheffe de projet)
Vous pouvez contacter notre équipe en toute confidentialité à l’adresse iij.tips@protonmail.com.
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Produit par l’Institut du journalisme d’enquête de l’Université Concordia.