La chasse aux fausses nouvelles ferait fausse route

Devrait-on pouvoir impunément écrire sur Twitter ou sur Facebook que Jagmeet Singh est musulman, qu’Erin O’Toole n’a jamais fait son service militaire ou que Justin Trudeau n’est pas né au Canada ? La Fondation constitutionnelle canadienne, un groupe militant pour le respect de la liberté d’expression, pense que oui. Elle plaide ces jours-ci devant les tribunaux pour que soient retirés les passages de la Loi électorale interdisant la diffusion de fausses informations pendant une élection.
« Cette loi est tellement floue qu’elle aura un effet dissuasif sur les journalistes et les citoyens parce que les peines prévues sont très sévères », explique en entrevue Joanna Baron, la directrice générale de la Fondation constitutionnelle canadienne (FCC). « Alors plutôt que de prendre le risque de contrevenir à la Loi, la plupart des Canadiens vont errer du côté de la prudence et adoucir leurs expressions. »
Mme Baron dit partager l’objectif du gouvernement canadien, soit de réduire la désinformation dans l’arène publique. Mais, selon elle, il y a d’autres moyens d’y parvenir. « Par exemple, travailler avec les réseaux sociaux pour qu’ils détectent et ferment les comptes gérés par des robots ou d’autres intervenants internationaux mal intentionnés ; financer des initiatives ouvertes, transparentes et démocratiques de vérification des faits ; financer la littératie médiatique pour développer un sens critique des nouvelles. […] Il y a plusieurs stratégies qui ont prouvé leur efficacité et qui, à la fois, respectent plus la liberté d’expression. »
Mme Baron ajoute qu’il faut aussi faire confiance à la capacité du public de contrecarrer les fausses informations. Elle ne s’émeut donc pas quand, par exemple, des internautes traitent le chef néodémocrate de musulman (M. Singh est de religion sikhe). « Ce genre de choses arrive sur Twitter tout le temps, rétorque-t-elle. Les gens affirment des choses et, rapidement, il y a un débat sain et vigoureux au cours duquel l’information est contredite. » En outre, les dispositions générales du Code criminel sur la diffamation existent encore, fait valoir la FCC.
Le passage de la Loi électorale que conteste la FCC interdit la diffusion d’une « fausse déclaration selon laquelle un candidat […] a commis une infraction à une loi » ou d’une « fausse déclaration concernant la citoyenneté, le lieu de naissance, les études, les qualifications professionnelles ou l’appartenance à un groupe ou à une association d’un candidat ». L’infraction est passible d’une amende pouvant atteindre 50 000 $ ou d’une peine de prison maximale de cinq ans.
Ce passage a été rédigé en 2018, notamment pour retirer de la formulation précédente le mot « sciemment ». Désormais, la loi semble donc sanctionner les personnes qui relayent de fausses informations sans savoir qu’elles étaient fausses. « L’ami, l’oncle ou la grand-mère politiquement exubérants qui partagent des informations douteuses simplement parce qu’elles concordent avec leurs préférences politiques ne sont pas une menace à la démocratie. La vraie menace à la démocratie est la frilosité que ces dispositions vont engendrer », a plaidé lundi l’avocat de la FCC, Adam Goldenberg, lors de l’audience de la cause à la Cour supérieure de l’Ontario.
Me Goldenberg déplore que le législateur canadien ait rédigé la Loi en partie en réponse au débat américain sur le lieu de naissance de Barack Obama. « Le lieu de naissance est un enjeu aux États-Unis parce que la Constitution américaine dit que vous ne pouvez pas être président si vous n’êtes pas né Américain, a plaidé Me Goldenberg. Le législateur a répondu à un enjeu qui n’existe pas dans la loi canadienne. Pourquoi est-il nécessaire de dire que, si j’écris sur Twitter que Justin Trudeau est né à Cuba et est le fils illégitime de Fidel Castro, je devrais être mis à l’amende ou mis en prison ? » Adam Goldenberg a déjà été rédacteur de discours pour le chef libéral Michael Ignatieff.
On ignore si ces dispositions de la Loi électorale ont été utilisées en 2019, au cours de la première campagne électorale à se dérouler sous leur égide. Le commissaire aux élections fédérales confirme avoir reçu 392 plaintes tombant dans cette catégorie. Mais pour des raisons de confidentialité, il dit seulement qu’un « certain nombre » sont encore à l’examen. La « majorité » d’entre elles ont été écartées : elles dénonçaient des « allégations selon lesquelles un chef de parti [probablement Justin Trudeau] faisait l’objet d’une enquête de la GRC [probablement sur l’affaire SNC-Lavalin] ». Le commissaire a conclu que le but du Parlement n’était pas d’interdire des déclarations « fondées sur des interprétations raisonnables d’informations crédibles ».
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