Trudeau à bout de patience

La patience de Justin Trudeau est épuisée. Le premier ministre refuse d’attendre encore que les chefs héréditaires de la nation wet’suwet’en acceptent de rencontrer son gouvernement pour dénouer la crise et ainsi rétablir le trafic ferroviaire. Les barricades doivent être démantelées, a-t-il lancé vendredi, en invitant indirectement la police à intervenir une fois pour toutes au pays. Il exclut toutefois le recours à l’armée.
« La situation actuelle est inacceptable et intenable », a dit M. Trudeau lors d’une conférence de presse au terme d’une rencontre avec ses ministres les plus influents. « Les Canadiens ont été patients. Notre gouvernement a été patient. Mais cela fait maintenant deux semaines et les barricades doivent être démantelées maintenant. »
Quelques heures après cette déclaration, la voie de la négociation semblait toutefois avoir porté ses fruits à Saint-Lambert. Après le bouclage du périmètre en après-midi et de longues discussions entre la police et les manifestants, ces derniers ont démonté leur campement en soirée. Au moment où ces lignes étaient écrites, aucune des deux parties ne confirmait toutefois que le blocage prendrait bel et bien fin.
Les barricades et autres campements ont été érigés à travers le pays par solidarité autochtone après que la GRC est intervenue en territoire wet’suwet’en, en Colombie-Britannique, pour disperser les opposants au gazoduc Coastal GasLink. C’était le 6 février. Les deux campements à Tyendinaga, près de Belleville en Ontario, entravent le trafic ferroviaire d’est en ouest dans le pays. Le campement à Kahnawake et celui de Saint-Lambert nuisent surtout au transport collectif.
Notre gouvernement a été patient. Mais cela fait maintenant deux semaines et les barricades doivent être démantelées maintenant.
M. Trudeau a rappelé que son gouvernement avait fait des pieds et des mains pour rencontrer les chefs héréditaires wet’suwet’en et discuter, mais en vain. Les invitations à une rencontre sont restées lettre morte. « Nous ne pouvons avoir un dialogue lorsqu’il y a seulement une des deux parties qui se présente à la table », s’est désolé le premier ministre. La porte de son gouvernement demeure ouverte si jamais les chefs changent d’avis, a-t-il insisté, mais pour l’instant, « nous n’avons d’autre choix que de cesser de manifester les mêmes gestes d’ouverture ».
Le premier ministre a aussi rappelé que la condition qu’avaient semblé poser les chefs héréditaires à une levée des barricades, soit le déplacement du centre de commandement de la GRC en territoire wet’suwet’en, avait été proposée et que cela n’avait donné aucun résultat. « Nous sommes donc arrivés à un point où la responsabilité de faire cesser ces blocages repose sur les épaules des leaders autochtones. »
La réponse ne s’est pas fait attendre. Lors d’une conférence de presse à Tyendinaga réunissant des chefs héréditaires wet’suwet’en ainsi que des leaders mohawks, les Autochtones ont réitéré qu’ils n’enlèveraient pas leurs barricades à moins que deux conditions soient remplies : le retrait complet de la GRC du territoire wet’suwet’en, ainsi que celui des travailleurs construisant le gazoduc Coastal GasLink. Quant aux discussions avec Ottawa, elles ne pourront avoir lieu que lorsque la GRC sera partie.
« Nous permettrons le passage des trains lorsque la GRC aura quitté le territoire wet’suwet’en et que les chefs héréditaires auront pu le vérifier. Pas avant », a déclaré le Mohawk Kanenhariyo Seth Lefort au sujet de son barrage à Tyendinaga.
Le chef national de l’Assemblée des Premières nations, Perry Bellegarde, a déclaré dans un gazouillis qu’il « appuie » les chefs héréditaires et les conditions qu’ils posent. « C’est la voie vers le progrès, le dialogue et la sécurité. » Le grand chef de l’Union des chefs indiens de la Colombie-Britannique, Stewart Phillip, a pour sa part invité M. Trudeau à accepter la demande de dialogue des chefs héréditaires plutôt que d’appeler au démantèlement des barricades « alors qu’il sait très bien que cela pourrait inciter la violence ».
La police en renfort
M. Trudeau n’a pas directement dit à la police d’intervenir, mais son message était à peine codé. « La responsabilité de la police est de maintenir la paix et de s’assurer que les lois sont appliquées. Comment elle fait cela, quand elle fait cela relève de sa responsabilité et de son professionnalisme. Aucun politicien ne peut lui dire “Vous devez faire ceci maintenant, de telle manière”. »
La situation est complexe, car une des deux barricades de Tyendinaga se trouve en territoire mohawk, et donc sous la juridiction des Peacekeepers, tandis que l’autre est située à l’extérieur et tombe donc sous la responsabilité de la Police provinciale de l’Ontario (PPO). Au Québec, le barrage à Kahnawake relève des Peacekeepers tandis que celui de Saint-Lambert relève de la police locale. Il y a donc quatre corps policiers distincts qui devraient prendre la décision d’intervenir pour exécuter le démantèlement — ou pour convaincre les militants d’y procéder.
Signe que tout le monde est sur les dents, à la fois le premier ministre du Québec, François Legault, et celui de l’Ontario, Doug Ford, ont réclamé d’Ottawa qu’il prenne le leadership des interventions. « Les barricades doivent être levées, mais les actions doivent être coordonnées par le gouvernement fédéral avec chacune des provinces », a écrit M. Legault sur Twitter. M. Ford estime qu’il s’agit d’une « urgence nationale » et que « le gouvernement fédéral doit coordonner les actions pour démanteler ces barricades illégales ».
Nous permettrons le passage des trains lorsque la GRC aura quitté le territoire wet’suwet’en et que les chefs héréditaires auront pu le vérifier. Pas avant
La PPO n’a pas voulu dire ce qu’elle ferait à la suite du changement de ton de M. Trudeau. Notons que M. Trudeau a exclu que l’armée canadienne soit appelée à intervenir. « On n’utilise pas l’armée contre des civils canadiens », a-t-il dit fermement.
Les barricades seront-elles toutes traitées de la même façon ? Le premier ministre a cru bon de rappeler qu’il y avait en ce moment « deux types de manifestations » : celles qui dénoncent les « torts historiques » infligés aux Autochtones, et les autres qui utilisent la cause autochtone comme prétexte pour s’en prendre à des projets d’infrastructure.
Les partis d’opposition à Ottawa n’ont pas été impressionnés par la sortie de M. Trudeau. Le chef conservateur, Andrew Scheer, réclame depuis une semaine qu’Ottawa ordonne à la GRC d’intervenir. Il déplore que le gouvernement invoque les crises passées d’Oka en 1990 ou d’Ipperwash, en Ontario en 1995, pour ne pas agir. « De rappeler les images de tragédies passées pour excuser l’inaction est inacceptable », a dit M. Scheer. Selon lui, il y a « plusieurs cas » où les forces policières ont géré ce genre de situations sans que cela tourne à la violence ou à l’escalade.
Pour sa part, le Bloc québécois déplore que le changement de ton de M. Trudeau n’ait pas eu lieu plus tôt. « On n’est pas dans des nouvelles propositions. On n’est pas dans des actions concrètes. On est seulement dans un ton qui a peut-être été un peu plus durci, mais sans plus », a réagi la députée Christine Normandin.
Le néodémocrate Jagmeet Singh, enfin, estime que les propos de M. Trudeau sont « dangereux et irresponsables ».
Avec Alexis Riopel