Gouvernements minoritaires, héritage heureux

«La plupart des gouvernements minoritaires ont provoqué leur propre chute», dit Martin Pâquet, professeur en sciences historiques à l’Université Laval.
Photo: Justin Tang La Presse canadienne «La plupart des gouvernements minoritaires ont provoqué leur propre chute», dit Martin Pâquet, professeur en sciences historiques à l’Université Laval.

Le jugement fait consensus : dans l’histoire canadienne, les gouvernements minoritaires libéraux soutenus par le Nouveau Parti démocratique ont donné des résultats tangibles, surtout sur le plan social. Regard sur un héritage consistant, à l’aube d’une nouvelle expérience.

Voyons la liste : la création d’un programme national sur l’assurance maladie ; celle du régime de pensions du Canada ; la mise sur pied de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme ; la signature du Pacte de l’automobile. Et voyons le contexte : quatre événements majeurs liés à des gouvernements minoritaires, ceux de Lester B. Pearson en l’occurrence.

« Quand on regarde le bilan des 13 premiers gouvernements minoritaires [Justin Trudeau dirigera le 14e de l’histoire], il y a beaucoup de choses intéressantes qui demeurent », dit Martin Pâquet, professeur en sciences historiques à l’Université Laval. « Être minoritaire n’empêche pas un gouvernement élu de donner une impulsion politique, d’agir, de transformer la société. Et de bien fonctionner. »

C’est là quelque chose de particulièrement vrai avec les gouvernements libéraux soutenus par les néodémocrates, ajoute la politologue Geneviève Tellier (Université d’Ottawa). « Ce sont deux partis qui ont été capables de travailler ensemble dans le passé… et qui devraient être capables de le faire encore », dit-elle en évoquant les points de convergence entre leurs plateformes actuelles.

Photo: Archives publiques La Presse canadienne Lester B. Pearson, Parti libéral du Canada, 1963-1968

Un coup d’oeil dans le rétroviseur permet de prendre la mesure qu’être en situation minoritaire n’empêche pas de faire adopter des projets importants. Les deux gouvernements minoritaires dirigés par Lester B. Pearson (de 1963 à 1968) ont ainsi profité de l’appui du NPD de Tommy Douglas pour étendre les programmes canadiens d’aide sociale — on est alors en pleine construction de l’État providence. La liste des réalisations est longue, et inclut le programme canadien de prêts aux étudiants.

« Ce furent de grandes avancées sociales… mais en même temps, c’est une époque où la population demandait ça, nuance Réjean Pelletier, politologue de l’Université Laval. C’était des programmes largement acceptés : il aurait été difficile de s’y opposer. Mais ça demeure de grands héritages. »

Le gouvernement mené par Pierre Elliott Trudeau entre 1972 et 1974 n’est pas en reste. Dans le mémoire de maîtrise à l’origine du livre Les gouvernements minoritaires au Québec et au Canada, Pier-Luc Migneault soulignait que la collaboration entre libéraux et néodémocrates fut particulièrement étroite durant ces deux années.

Photo: Creative Commons Pierre Elliott Trudeau, parti libéral du Canada, 1972-1974 

Il citait une analyse du constitutionnaliste Peter H. Russell, qui concluait dans le livre Two Cheers for Minority Government que « cette alliance efficace avec le NPD a permis d’accomplir beaucoup de choses » : améliorations notables à la sécurité sociale, lois pour encadrer les dépenses électorales ou l’investissement étranger, etc.

Dans un contexte de crise du secteur pétrolier, les pressions du NPD sur Trudeau père avaient aussi mené à la création d’une société pétrolière nationale, Pétro-Canada. Le débat serait probablement perçu différemment aujourd’hui, mais il s’agissait à l’époque de protéger les consommateurs et d’améliorer la sécurité d’approvisionnement du Canada en pétrole.

Paul Martin

 

Le dernier exemple d’une collaboration entre libéraux et néodémocrates remonte à 2004, sous le gouvernement de Paul Martin. Son règne fut marqué par les révélations autour du scandale des commandites, mais le bilan de cette expérience minoritaire va plus loin : législation sur le mariage homosexuel, accord sur la santé avec les provinces, élaboration de l’Accord de Kelowna avec les Premières Nations du Canada (rapidement annulé par le gouvernement Harper), accords avec les provinces sur un programme national de garderies (qui n’a pas non plus survécu au changement de gouvernement).

Photo: Tobin Grimshaw La Presse canadienne Paul Martin, parti libéral du Canada, 2004-2006

De cette expérience, on retiendra aussi le pouvoir de négociation qui avait permis au chef du NPD, Jack Layton, de faire modifier substantiellement le budget que voulait déposer Paul Martin en 2005. Le NPD avait réussi à soutirer une entente de quelque 4,6 milliards sur deux ans en investissements dans les logements abordables, l’éducation, la formation de la main-d’oeuvre et l’environnement. Il avait aussi fait annuler des baisses d’impôt destinées aux grandes entreprises.

À travers ces différents exemples, Martin Pâquet soutient que les compromis nécessaires à l’obtention de l’appui d’un autre parti ont souvent eu pour effet que les gouvernements minoritaires ont « visé davantage l’intérêt collectif ».

Durée de vie

 

L’historien relève autrement qu’il est « rare qu’un gouvernement va tomber à cause d’un mauvais projet de loi. Il tombe généralement sur des questions fondamentales, comme le budget… ou parce qu’il veut déclencher des élections. La plupart des gouvernements minoritaires ont provoqué leur propre chute. »

La durée de vie moyenne d’un gouvernement minoritaire est d’environ 20 mois. Stephen Harper a toutefois réussi à gouverner pendant cinq ans avec deux mandats minoritaires durant lesquels il n’avait pas d’allié naturel au Parlement. M. Harper a certes dû tenir compte des demandes de l’opposition pour garder le pouvoir — l’épisode de la coalition en 2008 est d’ailleurs né du refus initial du gouvernement conservateur d’adapter un énoncé économique jugé « idéologique » par les partis d’opposition. Mais Stephen Harper a aussi souvent pu miser sur la vulnérabilité de ses adversaires.

Photo: Sean Kilpatrick La Presse canadienne Stephen Harper, parti conservateur du Canada, 2006-2011

« C’est un facteur qui joue assurément, indique Geneviève Tellier. Quand les partis ne sont pas prêts à déclencher des élections, ou ne savent pas trop ce que les électeurs veulent, ça donne une marge de manoeuvre au gouvernement. »

Mais elle souligne aussi que le gouvernement Trudeau dispose déjà de conditions favorables à la bonne entente : le Bloc québécois et le Nouveau Parti démocratique sont disposés à appuyer des projets de loi à la pièce, et plusieurs éléments des plateformes néodémocrate et libérale se recoupent… notamment sur l’idée d’un régime d’assurance médicaments universel, dont la création ne détonnerait pas dans la liste des réalisations imputables à des gouvernements minoritaires libéraux.

Les gouvernements fédéraux minoritaires dans l’histoire

1921-1926, William Lyon Mackenzie King, Parti libéral (deux mandats)

1926, Arthur Meighen, Parti conservateur

1926-1930, William Lyon Mackenzie King, Parti libéral

1957-1958, John Diefenbaker, Parti conservateur

1962-1963, John Diefenbaker, Parti conservateur

1963-1968, Lester B. Pearson, Parti libéral (deux mandats)

1972-1974, Pierre Elliott Trudeau, Parti libéral

1979-1980, Joe Clark, Parti conservateur

2004-2006, Paul Martin, Parti libéral

2006-2011, Stephen Harper, Parti conservateur (deux mandats)

2019, Justin Trudeau, Parti libéral


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