Baissez le ton!

Lorsque le chef conservateur, Andrew Scheer, a traité le chef libéral, Justin Trudeau, d’imposteur au début du débat en anglais, l’auditoire en studio n’a pu retenir une exclamation étouffée. Avait-on besoin d’aller si loin ?
Sa tirade ne détonait toutefois pas dans une campagne marquée depuis ses débuts par des attaques personnelles entre les deux principaux partis et contre leurs chefs en particulier. La bagarre a commencé avant même le déclenchement des élections avec le partage de vidéos, de photos et de messages en ligne rappelant les déclarations et gestes offensants ou embarrassants des uns et des autres et de leurs candidats.
Andrew Scheer a été mis sur la sellette pour ses positions sur l’avortement et le mariage entre conjoints de même sexe. Justin Trudeau y a goûté avec cet épisode du blackface et la mise au jour de vieux clichés et d’une vidéo.
M. Trudeau et quelques-uns de ses ministres avaient averti dès l’hiver dernier qu’ils s’attendaient à une campagne négative, offrant pour preuve celle déjà ininterrompue menée par les conservateurs sur leur site Internet. Depuis l’élection de 2015, le Parti conservateur n’a jamais arrêté de tenter de miner la crédibilité du chef libéral, accentuant la pression à la suite de son voyage en Inde et de l’affaire SNC-Lavalin.
Les attaques, même si elles ne sont pas personnelles, ont toujours pour objectif de discréditer le discours, voir le leader adverse et de faire dérailler sa campagne
Ce qui a surpris est le fait que les libéraux ont eux-mêmes lancé les hostilités en début de campagne. Le ton donné ne s’est pas arrangé, laissant l’impression que les deux chefs passaient plus de temps à s’attaquer qu’à défendre leur plateforme.
Bien des citoyens qui en ont soupé diront n’avoir jamais rien vu de tel, mais aucun des experts interrogés n’ose encore l’affirmer. Le politologue Thierry Giasson, de l’Université Laval, rappelle que tous les chefs ont fait preuve de négativité et qu’il y en a toujours eu, car elle « est le registre usuel du discours politique, ici et ailleurs ». Une campagne est une compétition pour avoir accès au pouvoir. « Les attaques, même si elles ne sont pas personnelles, ont toujours pour objectif de discréditer le discours, voir le leader adverse et de faire dérailler sa campagne », ajoute-t-il.
Les gens sont frappés par ce ton parce que les recherches en psychologie démontrent qu’un message négatif attire davantage l’attention et que l’être humain s’en souvient mieux et y réagit plus sur le plan émotionnel, explique Pénélope Daignault, spécialiste de la communication politique à l’Université Laval.
C’est pour cette raison que les partis politiques n’y renoncent pas, mais cette stratégie n’est pas sans risque. Un parti peut ainsi fouetter sa base, qui est confortée dans ses opinions, et décourager d’autres électeurs à se rendre aux urnes, mais il peut aussi braquer les partisans adverses qui y trouvent une motivation de plus de se prononcer, ajoute la chercheuse. Et il y a ceux qui en ont marre et qui, pour se protéger de cette négativité, vont éviter ces messages pour privilégier ceux plus positifs, ce qui peut aider d’autres formations.
Or, que voit-on durant cette campagne, si on en croit les sondages ? Les conservateurs piétinent et les libéraux déclinent. Leur négativité n’en est pas la seule cause, mais elle ne semble pas les avoir aidés. Vice-président exécutif de Léger Marketing, Christian Bourque se demande d’ailleurs si cela n’explique pas en partie la remontée des trois autres partis, qui ont tenu des discours plus positifs.
L’effet des médias sociaux dans tout ça reste à mesurer, mais l’activité sur ces réseaux a explosé depuis le début de la campagne, a observé l’équipe du Digital Democracy Project (DDP), parrainé par le Forum des politiques publiques et l’Université McGill. L’activité de nature politique a augmenté de 800 % sur Twitter et de 250 % sur les pages publiques de Facebook, lit-on dans son dernier bulletin. DDP note par contre que, même en ligne, la majorité des Canadiens font surtout confiance aux médias traditionnels et que très peu d’entre eux, même parmi les plus partisans, interagissent avec les sites plus marginaux, dont plusieurs sont tenus par des tiers qui appuient certains partis ou s’y opposent activement.
Anatoliy Gruzd, directeur de la recherche au Social Media Lab de l’Université Ryerson, observe toutefois un « plus haut degré de toxicité et d’hostilité », en particulier sur Twitter. Son équipe et lui tentent, à l’aide d’algorithmes, d’en mesurer l’intensité dans les réponses aux messages des candidats. Ses premiers résultats montrent que, peu importe leur orientation politique, ils écopent, et ceux les plus à droite y goûtent plus que les autres.
Il serait tentant d’attribuer aux médias sociaux la polarisation actuelle, mais, selon le professeur Giasson, elle est aussi le reflet d’une tendance mondiale et du climat ambiant que les partis n’atténuent pas. « Les partis sont les principaux acteurs de la communication électorale. […] Dans tout cela, ils ne sont ni innocents ni victimes. Ils déterminent la tonalité de la discussion durant la campagne » et ils devraient, dit-il, faire un examen de conscience et s’interroger entre autres sur ces moyens dépourvus de pédagogie qu’ils utilisent pour influencer les électeurs.