Jane Philpott soutenue en dehors des lignes de parti

Jane Philpott pourrait faire autre chose de sa vie. Elle le prouve encore, en ce suffocant samedi soir de septembre. Alors qu’elle harangue la centaine de personnes venues l’écouter dans un vignoble de sa circonscription, un homme s’effondre, pris d’un malaise. Sans hésitation, la médecin s’élance à son secours, laissant en plan partisans et discours.
Jane Philpott, autrefois ministre vedette du Cabinet Trudeau, aurait pu retourner à la médecine après avoir été éjectée du caucus libéral ce printemps. Mais elle a choisi de se présenter à nouveau dans Markham–Stouffville, circonscription à la fois rurale et banlieusarde située au nord de Toronto, cette fois comme candidate indépendante. Et pour l’instant, elle défie tous les pronostics : les bénévoles sont au rendez-vous — plus de 300, selon l’équipe — et l’argent aussi. Quelque 600 dons ont été reçus à travers le pays, soutient la candidate. « Nous pouvons dépenser 118 000 $ pendant la campagne et nous avons dépassé cela », explique-t-elle en entrevue avec Le Devoir.
« J’ai l’impression que cela fait partie d’un message plus grand que les gens veulent envoyer à Ottawa. Je ne prétends pas comprendre totalement ce qui les motive, mais les gens ont l’impression que cela fait partie d’un changement potentiel positif dans la manière de faire de la politique. »
La soirée au vignoble le prouve. Les citoyens se sont déplacés pour entendre leur députée sortante, certes, mais aussi son invitée spéciale, une certaine Jody Wilson-Raybould. La foule est dense, une file se forme pour avoir la chance de parler quelques instants avec celle qu’ils surnomment l'« héroïne canadienne ». Il n’est question que de faire la politique autrement. La soirée est animée par nulle autre que la députée sortante Celina Ceasar-Chavannes, qui a volontairement quitté le caucus libéral elle aussi ce printemps après avoir déclaré que le premier ministre avait haussé le ton en sa présence. Elle avait dit ne plus vouloir nuire à sa famille politique, mais en ce samedi soir de septembre, c’est pour Mme Philpott qu’elle invite les gens à voter, pas pour la candidate libérale.
Il n’est pas clair pour autant à qui Mme Philpott fera plus de tort dans cette circonscription qui alterne d’ordinaire entre le rouge et le bleu. Dans le pavillon d’accueil du vignoble, le slogan de Mme Philpott — « Colorier en dehors des lignes de parti » — prend tout son sens : si certains supporteurs rencontrés ont voté libéral en 2015, d’autres avaient opté pour les conservateurs, les néodémocrates et même les verts.
Andrew Keyes et Karen Rea sont tous deux conseillers municipaux de Markham, ville en partie englobée par la circonscription de Markham–Stouffville. Les deux se disent conservateurs, mais les deux voteront Philpott le 21 octobre. « Ça prend du courage pour défendre son point de vue et aller à l’encontre de la ligne du parti. J’aimerais que ça arrive plus souvent », dit M. Keyes. « C’est déconcertant la façon dont on l’a expulsée du caucus », ajoute Mme Rea.
Il faut du courage pour défendre son point de vue et aller à l’encontre de la ligne du parti. J’aimerais que ça arrive plus souvent
Plus loin, Evelyn Foster révèle ses affinités bleues. « Je ne voterai jamais pour Trudeau, je ne peux pas le sentir ! » Mais Andrew Scheer n’aura pas son vote pour autant. « Si nous avons un gouvernement minoritaire, Jane pourrait avoir du poids. » Son mari Harry pense de même. À côté, Terry Boyle est encore plus catégorique. « Je suis content que les deux dames aient fait un doigt d’honneur à Justin Trudeau », dit-il en affirmant n’avoir jamais voté libéral de sa vie. Mme Philpott aura son vote pour la première fois.
Plusieurs, évidemment, avaient voté libéral en 2015. C’est le cas de Joan Bostock, qui précise toutefois avoir voté pour la dame. « Je voterais sûrement pour elle si elle se présentait pour les conservateurs », dit-elle. Son mari, Bruce Bostock, avait pour sa part endossé le Parti vert. « Parce que je n’aime pas Trudeau. » Quant à Dawn Loach, elle avait voté pour le NPD. Elle cochera Philpott parce qu'« on a besoin de plus de cela ».
Une rivale libérale de taille
La candidate libérale, Helena Jaczek, pense néanmoins que c’est elle qui a le plus à perdre de la candidature de Mme Philpott. « Certains sont déchirés parce que ce sont mes supporteurs », dit-elle en entrevue.
Mme Jaczek est une candidate de taille. Cette médecin a été responsable pendant 18 ans de la santé publique de la région de York, députée provinciale de 2007 à 2018 et ministre de la Santé. Elle raconte s’être lancée en politique dans la foulée du scandale de l’eau contaminée à Walkerton. Le gouvernement conservateur provincial de Mike Harris, raconte-t-elle, « avait coupé dans ce qu’il appelait des tracasseries administratives et qui étaient au fond des mesures de sécurité ». Elle estime que la même chose se produit avec l’administration de Doug Ford. « Je veux éviter qu’on se retrouve avec un gouvernement similaire à Ottawa. »
Dans son porte-à-porte, c’est ce qu’elle répète aux électeurs rencontrés. « J’espère restaurer un peu d’équilibre avec les libéraux au niveau fédéral. » Mme Jaczek a perdu son siège provincial l’an dernier, balayée par la vague conservatrice. Son statut de perdante lui nuit-il ? « Au contraire. Les gens regrettent ! »
Markham–Stouffville est un microcosme de la politique ontarienne où les séparations entre paliers s’estompent. En 2015, Jane Philpott la libérale avait défait Paul Calandra le conservateur. Celui-ci s’en est allé sur la scène provinciale et a défait Mme Jazcek, qui maintenant tente de déloger Mme Philpott ! Cette dernière s’amuse de cet effet boomerang. Nous nous connaissons tous, rappelle-t-elle en relatant du même souffle avoir été la première à signer les papiers de mise en candidature de son rival vert, Roy Long ! « Quel pays nous avons où nous pouvons faire preuve d’autant de collégialité ! »
Lutte serrée et groupie au NPD
En 2015, Markham–Stouffville est passée au rouge de justesse, avec 49 % pour le PLC contre 43 % pour le Parti conservateur. À l’époque, des électeurs disaient que « c’est dur de se battre contre Mère Teresa ». Une phrase entendue encore aujourd’hui. Le candidat conservateur de cette année, Theodore Antony, a refusé de parler au Devoir. Ses adversaires s’amusent à rappeler qu’il a déjà essayé d’être candidat libéral et qu’en 2016, les conservateurs provinciaux n’ont pas voulu de lui.
Dans cette circonscription, le NPD n’est pas vraiment dans la course, lui qui a obtenu à peine 6 % d’appuis en 2015. Le candidat reconnaît lui-même ne faire qu’acte de présence. « Il y a des supporteurs de chaque parti dans presque toutes les circonscriptions, alors il faut un candidat », explique Hal Berman, un médecin spécialisé en soins palliatifs qui fait des visites à domicile. Il a sauté dans l’arène à la demande du NPD alors que la campagne battait son plein depuis 10 jours. Il mènera une campagne « relativement limitée », dit-il, parce qu’il doit continuer à travailler. Porte-à-porte le soir et les fins de semaine ? « Je ne serai pas nécessairement en mesure de faire cela », répond-il.
M. Berman admet avoir accepté de se porter candidat dans Markham–Stouffville, où il n’habite pas, parce que cela lui permettra de rencontrer… Jane Philpott. On sent chez celui qui dit avoir suivi de près l’affaire SNC-Lavalin une sorte de sourde admiration pour sa rivale. En mai, M. Berman invitait d’ailleurs sur Twitter sa formation, ainsi que le Parti conservateur et le Parti vert, à ne pas opposer de candidats contre Mme Wilson-Raybould et Mme Philpott « pour leur rendre la tâche un peu plus facile ». Il sera finalement ce candidat. Mais de façade seulement. Car on doit respect à Mère Teresa.