«Génocide», le mot qui divise la classe politique

Le premier ministre Justin Trudeau fait l’accolade à une Autochtone lors de la cérémonie du dépôt du rapport d’enquête.
Photo: Adrian Wyld La Presse canadienne Le premier ministre Justin Trudeau fait l’accolade à une Autochtone lors de la cérémonie du dépôt du rapport d’enquête.

La principale conclusion de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, à savoir que les actions du Canada envers les Premières Nations ont entraîné un « génocide », divise la classe politique. À Ottawa, le gouvernement de Justin Trudeau dit accepter le rapport final, tout en refusant de prononcer le mot controversé, tandis qu’à Québec, le premier ministre, François Legault, se demande s’il n’y a pas exagération.

Déposé lundi, le rapport de la commission s’étale sur 1352 pages, en incluant le document distinct portant sur le Québec, et contient 231 recommandations ou « appels à la justice », plus 21 adressées spécifiquement au Québec. Sa conclusion la plus fracassante est que « les structures du colonialisme de peuplement » mises en place au Canada « constituent, dans les faits, un génocide ». Le rapport affirme que les témoignages ont permis de faire la lumière sur « les actions et les inactions de l’État qui trouvent leurs racines dans le colonialisme et les idéologies connexes, reposant sur une présomption de supériorité, idéologies qui ont servi à maintenir le pouvoir et le contrôle sur les terres et les individus en opprimant ces derniers et, dans bien des cas, en les éliminant ».

Justin Trudeau a promis lors de la cérémonie de clôture des travaux que le rapport ne serait pas « placé sur une tablette pour amasser de la poussière » et que son gouvernement concocterait un « plan d’action national » comportant « des mesures concrètes, cohérentes » pour y répondre. Mais le premier ministre n’a jamais prononcé le mot « génocide ». Tout au plus a-t-il admis que « plusieurs personnes, non autochtones comme autochtones, plusieurs institutions trouveront ce rapport, les vérités [qu’il contient] difficiles, provocatrices, inconfortables. Il s’agit d’un jour inconfortable pour le Canada, mais c’est un jour essentiel. »

Sa ministre des Relations Couronne-Autochtones, Carolyn Bennett, est allée plus loin, mais sans jamais prononcer le mot non plus. « Nous sommes d’accord avec les commissaires. Nous avons dit depuis longtemps que le racisme et le sexisme tuent. Les pratiques coloniales ont tué des femmes et des filles et aussi des garçons et des hommes. » Le ministre de la Justice, David Lametti, a prédit qu’« il y aura des débats académiques sur l’emploi du mot ou non », mais refuse d’y prendre part.

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Le conservateur Alain Rayes a servi la même parade en disant qu’il ne voulait pas « embarqu[er] dans un débat de sémantique », tout comme la bloquiste Marilène Gill, qui s’est dite « agacée » que ce mot prenne toute la place. Au contraire, le chef du NPD, Jagmeet Singh, « appuie l’utilisation du mot génocide ».

À Québec aussi, le mot divise. Le premier ministre, François Legault, estime que les quatre commissaires sont peut-être allés trop loin. « C’est très grave et je ne veux pas minimiser ce qui est arrivé, mais en même temps quand on regarde la définition de ce mot-là, effectivement, on peut se demander si ça s’applique. » Au Parti québécois, on estime que le terme « génocide culturel », qu’avait d’ailleurs utilisé en 2015 la Commission de vérité et réconciliation, sur les pensionnats autochtones, est plus approprié, tandis qu’au Parti libéral et à Québec solidaire, on approuve l’utilisation de « génocide » tout court.

Des critiques

 

En fin de semaine, Bernard Valcourt, ministre des Affaires autochtones de 2012 à 2015 sous Stephen Harper, a vivement dénoncé le rapport final de la commission, qui a fait l’objet de plusieurs fuites. « Jusqu’où iront les activistes ? Combien a coûté ce rapport propagandiste aux Canadiens ? Qu’avons-nous appris que nous ne savions pas déjà ? Quel Autochtone se sent mieux au Canada à cause de cette conclusion idiote et tonitruante que tout ce que nous voulions, c’est les tuer tous ? »

Photo: Andrew Meade Agence France-Presse Marion Buller
Stephen Harper avait toujours refusé de lancer une commission d’enquête sur les femmes autochtones au motif que le Canada disposait déjà « de douzaines de rapports sur ce phénomène » et qu’il fallait plutôt privilégier l’action. En 2014, la Gendarmerie royale du Canada a conclu qu’entre 1980 et 2012, il y avait eu 1017 femmes autochtones tuées et 167 portées disparues, et que les femmes autochtones représentaient un pourcentage des victimes de meurtre bien supérieur à leur poids démographique.


En conférence de presse, la commissaire en chef, Marion Buller, s’est dite « déçue » des propos de M. Valcourt, mais elle n’a pas cherché à justifier longtemps l’usage du mot « génocide ». « À la lumière des preuves que nous avons entendues et reçues, c’était la conclusion inéluctable », a-t-elle dit. « On pense souvent aux génocides comme étant l’Holocauste ou les tueries en Afrique ou ailleurs. Bien sûr que ce sont des génocides et des tragédies. Mais le type de génocide qu’on a au Canada équivaut à une mort à petit feu. »

Photo: Adrian Wyld La Presse canadienne Michèle Audette

Si sa collègue commissaire Michèle Audette s’est dite déçue du refus de M. Trudeau de prononcer le mot, Mme Buller, elle, n’en fait pas grand cas. « Nous n’avons pas besoin d’entendre le mot génocide sortir de la bouche du premier ministre parce que les familles, les survivantes nous ont dit leurs vérités. »

Beaucoup de recommandations

 

L’enquête nationale aura finalement coûté 92 millions de dollars et duré presque trois ans. Les commissaires ont vivement dénoncé la décision d’Ottawa de prolonger son mandat de seulement six mois plutôt que des deux ans demandés. Plusieurs des recommandations portent sur les moyens de tenir les services policiers en laisse afin qu’ils prennent au sérieux les cas de disparition de femmes autochtones. Certaines se recoupent d’ailleurs.

Ainsi, la commission demande que soit mise sur pied une « escouade policière nationale » vers laquelle les familles de disparues pourraient être redirigées dans le but de voir s’il y a matière à rouvrir l’enquête. Mais elle propose aussi que soit mis sur pied un « groupe de travail national composé d’enquêteurs indépendants » dont le rôle serait de déterminer s’il faut rouvrir des enquêtes. Et elle demande qu’une « unité d’enquête spéciale indépendante » soit créée par tous les services de police afin de faire la lumière sur les « omissions d’enquêter, les inconduites de la police et toutes les formes de pratiques discriminatoires » au sein de leurs rangs.

Avec Mylène Crête et Isabelle Porter

Un rapport distinct

Dans un rapport distinct, 21 recommandations sont faites spécifiquement pour le Québec. Les commissaires réclament la création d’une « entité civile indépendante » s’apparentant à un protecteur des citoyens autochtones. Cette entité aurait pour mandat de protéger les droits, de recevoir les plaintes et d’enquêter sur la qualité des services publics offerts aux Autochtones.

La création d’une cellule de crise au sein du ministère de la Sécurité publique pour traiter les cas de disparition de femmes et de filles autochtones est également recommandée. Tout comme une compilation de toutes les disparitions et de tous les crimes touchant les femmes et les filles autochtones. Les commissaires plaident pour une révision de la formation offerte aux policiers pour qu’elle rende compte des enjeux propres aux Autochtones et demandent que des représentants autochtones soient nommés à l’École nationale de police et au Bureau des enquêtes indépendantes.

En point de presse à Québec, le premier ministre François Legault est resté évasif quant à l’avenir qui sera réservé à ces recommandations. « Évidemment, il faut en faire plus pour aider les femmes autochtones qui sont violentées. Il faut en faire plus pour essayer de retrouver les filles autochtones disparues, a-t-il dit. Tous les services d’aide dans pas mal tous les ministères doivent être revus. »

Le rapport réclame également la création d’« une commission d’enquête sur les enfants enlevés aux familles autochtones au Québec ». « On n’exclut rien », a commenté M. Legault, disant vouloir attendre à l’automne le dépôt du rapport de la commission Viens, qui porte sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, avant de se prononcer sur la question.
Magdaline Boutros


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