Le Canada accusé de «génocide» envers les femmes autochtones

L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a été lancée à la fin de l’été 2016. 
Photo: Jonathan Hayward La Presse canadienne L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a été lancée à la fin de l’été 2016. 

C’est à rien de moins qu’un « génocide canadien » que doivent être assimilées les centaines, voire les milliers, de disparitions de femmes autochtones survenues au cours des soixante dernières années. Ainsi conclut l’enquête nationale sur les femmes autochtones au terme de deux ans et demi de travaux, qui lance du même coup un débat explosif sur le caractère intentionnel de ce « génocide ».

L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées doit déposer son rapport final lundi à Ottawa. Mais, selon la CBC, qui en a obtenu une copie, le rapport conclut que ce « génocide canadien » a été rendu possible « par les actions et inactions de l’État enracinées dans le colonialisme et l’idéologie colonialiste ». Une source bien placée a confirmé au Devoir ces informations.

« Nous savons que des milliers de femmes, de filles et de 2SLGBTQQIA — deux esprits, lesbiennes, gais, bisexuelles, transgenres, queer, en questionnement, intersexuelles et asexuelles — autochtones ont été victimes du génocide canadien jusqu’à présent », est-il écrit. « Le fait que les Premières Nations, les peuples inuits et métis sont encore ici et que leur population croît ne devrait pas nous faire écarter l’allégation de génocide. »

En coulisses, on explique que c’est le caractère systémique de l’incapacité des institutions gouvernementales canadiennes à protéger les femmes autochtones contre les violences, en particulier les violences sexuelles, qui conduit à cette conclusion de génocide. Mais pour qu’il y ait génocide, ne faut-il pas une intention d’éradiquer un peuple ? Tout le débat est là, et on reconnaît que le rapport de lundi l’alimentera puissamment. D’ailleurs, un rapport supplémentaire sur la question spécifique du génocide sera publié à une date ultérieure.

Ce n’est pas la première fois que le concept de génocide est évoqué dans le contexte du dossier autochtone. En 2015, la Commission de vérité et réconciliation avait conclu que le Canada s’était adonné à un « génocide culturel » en instaurant un régime de pensionnats pour les enfants autochtones.

92 millions et 14 démissions

L’Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées a été lancée à la fin de l’été 2016 par le gouvernement de Justin Trudeau, qui en avait fait la promesse électorale parce que le précédent gouvernement de Stephen Harper s’y était toujours opposé.

Au départ, l’Enquête, pilotée par la commissaire en chef Marion Buller, devait terminer ses travaux en octobre 2018 et coûter 53,8 millions de dollars. Mais à cause notamment de nombreux ratés (14 membres ont démissionné en cours de route, dont une des cinq commissaires et deux directrices générales), l’Enquête avait demandé un prolongement de son mandat de deux ans et une augmentation de budget de 50 millions de dollars. Elle a finalement obtenu d’Ottawa six mois et 38 millions de dollars de plus, pour un coût total de 92 millions.

Le rapport final de l’Enquête ne chiffrera pas le nombre de femmes autochtones disparues. La Gendarmerie royale du Canada a conclu en 2014 que 1181 femmes autochtones avaient disparu (164) ou avaient été assassinées (1017) entre 1980 et 2012. Le cas le plus ancien de disparition remonte à 1951. En coulisses, on explique que l’Enquête n’avait pas les moyens d’effectuer une compilation exhaustive. Elle a toutefois reçu des listes dressées par des organisations compilant jusqu’à 4000 noms. Même en retranchant les doublons, il en resterait plus de 3000.

L’Enquête avait demandé à 28 corps policiers le dossier de 479 cas de meurtre ou de disparition, mais n’en a reçu que 174. En coulisses, on reconnaît que le refus des policiers était parfois justifié puisque certaines enquêtes étaient encore en cours. Mais dans d’autres cas, indique-t-on, on a noté que des dossiers au point mort depuis plus de 20 ans avaient subitement été « rouverts » par les policiers après que les familles eurent manifesté leur intention de témoigner publiquement à la commission.

L’Enquête nationale a entendu le témoignage de quelque 1400 « survivants » ou proches de victimes et d’une centaine d’experts. Elle a aussi reçu environ 900 témoignages ayant pris une forme artistique (un poème, un objet, etc.). Le rapport final s’étale sur plus de 1200 pages et contient plus de 230 recommandations. Il sera remis au premier ministre Justin Trudeau lundi au cours d’une cérémonie à Gatineau.

L’enquête en quelques dates

3 août 2016 Le gouvernement Trudeau met en place la commission d’enquête dont la présidence est confiée à la juge autochtone Marion Buller. « Nous savons que l’enquête ne peut réparer les injustices que les Autochtones ont subies pendant des décennies, mais nous pouvons examiner ce qui est arrivé dans le passé », explique la ministre libérale de la Justice, Jody Wilson-Raybould.

1er juillet 2017 La directrice générale de la commission, Michèle Moreau, démissionne en évoquant des raisons familiales. Elle est imitée dans le courant du mois par la commissaire Marilyn Poitras, une professeure métisse, qui déplore le modèle « colonial » de l’enquête avec ses audiences et ses témoignages formels.

1er novembre 2017 Publication du rapport d’étape Nos femmes et nos filles sont sacrées, qui recommande la création d’une escouade policière nationale pouvant rouvrir des enquêtes sur des femmes autochtones assassinées ou disparues. Les commissaires proposent également d’allouer des fonds supplémentaires au soutien psychologique des familles des victimes.

11 janvier 2018 La successeure de Michèle Moreau, Debbie Reid, quitte ses fonctions trois mois après son entrée en poste. Elle devient ainsi la treizième démissionnaire de la commission d’enquête en un peu plus d’un an. L'avocat Breen Ouellette démissionne à son tour six mois plus tard. Les familles des victimes critiquent notamment les commissaires en raison de la lenteur de l’enquête et de sa désorganisation.

19 mars 2018 La présidente de la commission, Marion Buller, réclame un budget additionnel de 50 millions de dollars et un délai supplémentaire de deux ans pour réaliser son mandat. Elle obtient plutôt une courte prolongation de six mois.

25 juin 2018 La commissaire de la Gendarmerie royale du Canada, Brenda Lucki, présente ses excuses aux familles des victimes. « Je déplore sincèrement que pour nombre d’entre vous, la GRC n’ait pas été à la hauteur comme service de police pendant cette terrible épreuve dans votre vie. »

31 mai 2019 Le rapport final de la commission, un document de 1192 pages, est publié par Radio-Canada et CBC. On y qualifie notamment de « génocide canadien » le sort réservé aux Autochtones du pays, et tout particulièrement aux femmes.

3 juin 2019 Date du dépôt officiel du rapport final sur les femmes autochtones disparues et assassinées.


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