La défaite de Rachel Notley et l’effacement des femmes à la tête des provinces

Sur cette photo prise en juillet 2013 lors d’un Conseil de la fédération, on aperçoit les premières ministres Kathleen Wynne (Ontario), Pauline Marois (Québec), Christy Clark (Colombie-Britannique) et Kathy Dunderdale (Terre-Neuve-et-Labrador).
Photo: Aaron Lynett La Presse canadienne Sur cette photo prise en juillet 2013 lors d’un Conseil de la fédération, on aperçoit les premières ministres Kathleen Wynne (Ontario), Pauline Marois (Québec), Christy Clark (Colombie-Britannique) et Kathy Dunderdale (Terre-Neuve-et-Labrador).

Elles étaient cinq en 2013 : il n’y en a plus aucune aujourd’hui. La défaite de Rachel Notley aux élections albertaines de mardi marque l’effacement complet de la présence de femmes à la tête de provinces canadiennes. Une situation qui peut trouver bien des explications, mais qui confirme pour plusieurs la théorie de la « falaise de verre ». Explications.

Chaque victoire ou défaite politique a sa petite histoire. Mais il y a parfois aussi des constats qui les transcendent : il y a six ans, 87 % de la population canadienne avait une première ministre à la tête de sa province ou de son territoire. Et aucune d’entre elles n’a été réélue.

Arrivée au pouvoir en 2015, Rachel Notley n’a pas connu un sort plus enviable que ses prédecesseures mardi. Sa défaite cinglante au profit du conservateur Jason Kenney en Alberta s’ajoute à une liste trop longue pour être anecdotique, estiment plusieurs : aucune des 12 femmes qui ont été première ministre quelque part au Canada depuis 1991 (Rita Johnston avait été la première à accéder à ce poste en Colombie-Britannique) n’a en effet pu obtenir un deuxième mandat.

« Bien sûr que ça me désespère », disait jeudi Manon Tremblay. Auteure de livres sur la présence des femmes en politique, la politologue de l’Université d’Ottawa s’intéresse à ces questions depuis plus de 30 ans. « Il n’y avait que très peu de femmes en politique à cette époque. Il y en a plus aujourd’hui [42 % d’élues au Québec depuis octobre], mais elles ne sont pas tellement dans les postes de leadership », à la tête des partis ou dans des ministères centraux. « Alors oui, c’est décourageant. »

On peut bien sûr considérer que la défaite de Pauline Marois en 2014 était attribuable au bilan de son éphémère gouvernement, que Mme Notley a été victime de l’incapacité des néodémocrates à atténuer la crise pétrolière, que Kathleen Wynne (battue en 2018 en Ontario) devait porter le poids de 15 années d’un règne libéral émaillé de scandales, etc.


On peut aussi arguer que la plupart d’entre elles ont bien été élues. Que les citoyens du Québec, de l’Ontario, de la Colombie-Britannique (Christy Clark), de l’Alberta (Alison Redford avant Rachel Notley) et de Terre-Neuve (Kathy Dunderdale) n’ont pas hésité à confier le pouvoir à une femme. Mais…
 

Mais avec un pas de recul, Manon Tremblay remarque un scénario récurrent que plusieurs études étayent par ailleurs : celui de la « falaise de verre ».

« Ce qui ressort des travaux sur le sujet, c’est que les femmes deviennent leaders lorsque les partis sont en train de couler », note Mme Tremblay. Un exemple ? « Pauline Marois a été battue deux fois dans des courses à la direction du Parti québécois avant d’être couronnée en 2007… après la pire défaite du parti en 37 ans. »

Partout

 

Il y en a plusieurs autres. Première première ministre du Canada en 1993 (son règne n’a duré que quatre mois), Kim Campbell héritait d’un parti et d’un gouvernement complètement plombés par les scandales et l’impopularité corrosive de Brian Mulroney. L’ampleur de la défaite des progressistes-conservateurs aux élections générales suivantes demeure inédite.

Même chose pour Kathleen Wynne. Lorsqu’elle a succédé à Dalton McGuinty, les libéraux ontariens étaient accablés par différents scandales. Mme Wynne a certes déjoué tous les pronostics en permettant aux libéraux de demeurer au pouvoir en 2014, mais elle a essuyé une cuisante défaite contre Doug Ford quatre ans plus tard.

Élue à la tête des progressistes-conservateurs de l’Alberta en 2011, Alison Redford avait elle aussi fait mentir tous les oracles pour remporter in extremis les élections générales l’année suivante. Mme Redford a démissionné en 2014, au milieu d’une crise concernant son leadership. Jim Prentice lui a succédé, avant de se faire ravir le pouvoir par Rachel Notley. La victoire-surprise des néodémocrates s’est toutefois faite dans un contexte de crise lié à la chute du prix du pétrole.

En Colombie-Britannique, Christy Clark est devenue chef des libéraux et première ministre en 2011. Elle avait succédé à Gordon Campbell, poussé vers la sortie par le « désastre qui avait entouré le dévoilement de la nouvelle taxe de vente harmonisée », notait une dépêche publiée alors par Le Devoir. Encore là, un contexte difficile.

« On peut aussi regarder ce qui est en train de se passer avec le Parti libéral du Québec, où on n’entend parler que de deux candidates alors que s’amorce un processus de reconstruction », ajoute Manon Tremblay en parlant de Dominique Anglade et de Marwah Rizqy.

Theresa May, en Grande-Bretagne, serait un autre exemple probant de cette théorie de la falaise, avec le Brexit en toile de fond. Mais le phénomène n’est pas que politique. Tous les textes sur le sujet rappellent les cas de Marissa Meyer (Yahoo !), de Mary Barra (General Motors) ou de Carly Fiorina (Hewlett-Packard), devenues p.-d.g. d’entreprises qui étaient en crise.

Qui veut d’un navire qui coule ?

Et pourquoi donc ce phénomène ? « Personne ne souhaite prendre la direction d’un navire qui coule, dit Manon Tremblay. La compétition est alors moins vive, ce qui donne de meilleures chances aux femmes. »

« Il y a aussi un stéréotype qui dit que les femmes seraient plus utiles en temps de crise », ajoute Esther Lapointe, directrice générale du Groupe Femmes, Politique et Démocratie (GFPD). « Les femmes ont la réputation d’être plus compétentes pour prendre soin des gens et les hommes, pour prendre les choses en charge », note Mme Lapointe en citant une étude. Dit autrement : non seulement personne ne veut réparer les pots cassés, mais les femmes seraient, dans l’imaginaire, mieux outillées pour le faire… et plus disposées à se sacrifier.

Politologue à l’Université d’Ottawa, Geneviève Tellier soutient « que le fait qu’il n’y a plus aucune femme première ministre est peut-être circonstanciel. Mais ce qui ne l’est pas, c’est qu’aucune des douze femmes qui ont été première ministre dans l’histoire canadienne n’a été réélue. C’est problématique et, oui, l’hypothèse de la falaise de verre me paraît une explication crédible ».

Notamment parce que les études sur le comportement électoral montrent « qu’il n’y a pas de handicap électoral pour les femmes candidates », indique André Blais, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études électorales. La population n’hésiterait donc pas à voter pour une femme qui aspire à être députée. « Chez les leaders, on n’a pas assez de données suffisantes » pour conclure à un impact, ajoute M. Blais. « Mais la tendance actuelle est un peu inquiétante », dit-il.

« C’est certainement un recul, ajoute Geneviève Tellier. Mais il faut aussi le voir plus largement : on est plus habitués à voir des femmes faire des courses au leadership, par exemple. De façon globale, c’était une nette avancée d’avoir autant de femmes premières ministres en même temps. Et les premiers ministres vont maintenant devoir expliquer pourquoi leur cabinet n’est pas paritaire [grâce aux exemples de Québec et d’Ottawa]. Le gros problème qui demeure, c’est vraiment la question du nombre de députées. »

De ce côté, le Québec a fait un pas important en octobre (42 % d’élues). Mais au fédéral, les élections de 2015 se sont conclues avec un « record »… de 26 % de députées. Et selon les derniers chiffres compilés par Le Devoir dans le cadre du projet « Vigie parité », le pourcentage de femmes parmi les candidats investis pour la prochaine élection est présentement exactement le même qu’en 2015.



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