L’Île-du-Prince-Édouard virera-t-elle au vert?

La plus petite province au pays est appelée aux urnes mardi pour déterminer si elle donne un quatrième mandat de suite au Parti libéral. Cependant, le Parti vert de Peter Bevan-Baker caracole en tête des intentions de vote.
Photo: John Morris La Presse canadienne La plus petite province au pays est appelée aux urnes mardi pour déterminer si elle donne un quatrième mandat de suite au Parti libéral. Cependant, le Parti vert de Peter Bevan-Baker caracole en tête des intentions de vote.

Elizabeth May recevra-t-elle le plus beau cadeau de noces qui soit ? La chef du Parti vert du Canada se marie lundi, mais son excitation des derniers jours s’explique autant par la perspective très réelle que l’Île-du-Prince-Édouard fasse l’histoire dès le lendemain en élisant le premier gouvernement vert du Canada.

La plus petite province au pays est appelée aux urnes mardi pour déterminer si elle donne un quatrième mandat de suite au Parti libéral, maintenant dirigé par Wade MacLauchlan. À la vue des sondages, ce scénario semble improbable : le Parti vert de Peter Bevan-Baker caracole en tête des intentions de vote depuis maintenant huit mois.

Le dernier coup de sonde publié mercredi confirme la tendance. Selon la firme Narrative Research, les verts recueillent 35 % d’appuis, le Parti conservateur de Dennis King en obtient 32 % et les libéraux sont à 29 %. Le sondage téléphonique, mené auprès de 539 répondants, a une marge d’erreur de plus ou moins 4,5 %, 19 fois sur 20.

Don Desserud, professeur de sciences politiques à l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard, apporte quelques bémols. L’île comptant à peine 100 000 électeurs, il est à peu près impossible d’assembler des échantillons régionaux représentatifs permettant de prédire le résultat pour chacune des 27 circonscriptions, surtout en contexte de lutte à trois.

Un gouvernement vert et un premier ministre comme Peter Bevan-Baker vont diminuer cette idée qu’un vote vert est un gaspillage

 

« Chaque circonscription compte environ 4500 électeurs, parfois aussi peu que 3000, rappelle M. Desserud. Alors, une douzaine de votes ici et là peut complètement changer la donne. […] On peut présumer que les libéraux et les conservateurs ont maintenu une base répartie uniformément dans la province alors que les appuis des verts pourraient être concentrés dans certaines zones. C’est difficile à prédire. »

Son collègue Peter McKenna partage son ambivalence. Le chef du Parti vert « est très aimable, très compétent, il parle très bien et il est intelligent. Et il est aussi très honnête. Les électeurs veulent cela, en ce moment. Ils cherchent l’honnêteté et l’intégrité. Ils veulent quelqu’un qui va les écouter. […] Il y a assurément un effet Jack Layton ici. Le résultat serait très facile à prédire s’il y avait vingt-six autres Peter Bevan-Baker candidats pour le Parti vert. Ce serait un tsunami politique. Mais ils n’ont pas ça, et on ne sait pas quelle sera sa capacité d’entraînement. »

Un discours différent

Tous deux pensent qu’il n’est pas impossible qu’un des deux principaux partis se faufile mardi soir et que le Parti vert détienne la balance du pouvoir. Cela constituerait néanmoins un revirement pour une province abonnée à l’alternance libéraux-conservateurs et qui n’a élu qu’une seule fois dans son histoire un député d’un tiers parti, un néodémocrate en 1996.

Mais c’était avant 2015, quand Peter Bevan-Baker s’est fait élire à l’Assemblée législative (suivi d’une seconde députée lors d’une partielle en 2017). Le chef a rompu avec le discours moralisateur que tenait sa prédecesseure sur l’utilisation des pesticides et des engrais chimiques, ce que plusieurs agriculteurs de l’île avaient pris comme des attaques, relate M. Desserud.

« Il a changé l’image du parti pour élargir ses politiques, une sorte de programme hybride contenant des mesures socialement progressistes et d’autres favorables aux petites entreprises. Il parle de l’importance du libre marché comme un outil pour combattre les changements climatiques. »

Puis, en 2016, M. Bevan-Baker connaît son moment de gloire lorsque la province relance le débat sur la réforme du mode de scrutin, qu’il appuie. Au terme d’un référendum préférentiel, les électeurs jettent — de justesse — leur dévolu sur le système mixte avec compensation proportionnelle (voir encadré). Le premier ministre MacLauchlan, jugeant le résultat peu convaincant, surtout à cause d’un taux de participation d’à peine 36 %, décide de faire fi du résultat.

« M. Bevan-Baker a demandé au gouvernement de respecter le vote. Il a dit : “Lorsque le peuple parle, vous devez obéir.” Il en a fait un enjeu populiste et démocratique », explique le professeur Desserud. Du coup, ce qui était présenté comme les qualités du premier ministre lors de son entrée en politique — un diplôme de l’université Yale, un titre de l’Ordre du Canada — « est devenu un passif ». « De personne de l’élite, il est devenu élitiste. »

Pendant ce temps, le Parti conservateur vivait une véritable traversée du désert : pas moins de six chefs différents se sont succédé à sa tête depuis l’avant-dernière élection de 2011. La conjoncture a donc été parfaite pour que le nouveau venu se fasse valoir.

Prélude pour le fédéral ?

Évidemment, Elizabeth May se délecte de la situation, elle qui nourrit les plus grandes ambitions pour l’élection fédérale d’octobre. Elle est allée faire campagne aux côtés de Peter Bevan-Baker lundi et mardi derniers. « Ça va avoir un impact énorme parce qu’il demeure dans l’esprit des gens qu’un vote vert n’est pas vraiment pragmatique ou réaliste », dit-elle en entrevue avec Le Devoir. « Un gouvernement vert et un premier ministre comme Peter Bevan-Baker vont diminuer cette idée qu’un vote vert est un gaspillage. »

Mme May s’emballe d’autant plus que les autres pendants provinciaux de sa formation vivent aussi de beaux moments. Les trois verts de Colombie-Britannique font partie de la coalition gouvernementale et en 2018, l’Ontario en a élu un et le Nouveau-Brunswick, trois. Quant aux sondages nationaux, ils créditent la formation de Mme May de 8 % d’appuis en moyenne.

MM. Desserud et McKenna mettent cependant en garde contre la tentation de voir l’élection à l’Île-du-Prince-Édouard comme un prélude à une quelconque vague verte fédérale.

« Ça ne va pas nuire », concède M. Desserud. « Mais assez rapidement, les gens vont réaliser que l’Île-du-Prince-Édouard est une très petite province qui ne peut pas prétendre être représentative du pays. Ce n’est pas l’Ontario. »

« Ce sera un grand coup » de former le gouvernement, ajoute M. McKenna. Mais le phénomène restera local, prédit-il. « Je ne pense pas que vous pourrez prendre quoi que ce soit de l’élection à l’Île-du-Prince-Édouard et y lire un avant-goût de ce qui se passera à l’échelle fédérale. »

Réforme électorale au menu

La troisième fois sera-t-elle la bonne ? Mardi, les électeurs de l’Île-du-Prince-Édouard décideront aussi s’ils changent leur mode de scrutin. Car l’élection se double d’un référendum, le troisième sur le sujet après celui de 2005 (réforme rejetée) et de 2016 (réforme acceptée de justesse, mais non mise en oeuvre). Cette fois, les électeurs doivent indiquer s’ils veulent oui ou non instaurer un système mixte avec compensation proportionnelle (MMP, de son acronyme anglais). Les chefs de tous les partis se sont engagés à mettre en oeuvre la réponse.

En vertu du MMP, la carte électorale de l’Île serait redécoupée pour faire passer de vingt-sept à dix-huit le nombre de circonscriptions. Les électeurs recevraient deux bulletins de vote. Le premier servirait à élire dix-huit députés selon le mode de scrutin actuel. Le second servirait à élire neuf députés de compensation n’étant rattachés à aucune zone géographique particulière. Sur ce second bulletin apparaîtraient le nom de chaque parti ainsi que sa liste de candidats de compensation. L’électeur devrait indiquer le parti, et le candidat de celui-ci, qu’il préfère. Chaque parti obtiendrait le nombre de députés de compensation nécessaire pour que son total d’élus reflète le plus fidèlement son pourcentage de voix obtenues à l’échelle provinciale. Les députés de compensation élus ne seraient pas nécessairement ceux trônant au sommet de la liste des partis, mais ceux ayant obtenu le plus de votes sur le second bulletin.

La réforme électorale a très peu fait parler d’elle pendant la campagne, notent les professeurs Don Desserud et Peter McKenna. Normal : la loi interdit aux partis de dépenser plus de 1000 $ sur cette question ! Les camps du Oui et du Non ne peuvent être rattachés à aucun parti. M. Desserud s’étonne que cette règle n’ait pas été contestée. « Imaginez si au Québec un gouvernement libéral décidait de tenir un référendum sur la séparation du Québec en même temps que l’élection et interdisait au Parti québécois de parler de séparation ! La réforme électorale est une pièce centrale de la plateforme du Parti vert. »

Selon M. Desserud, le chef Peter Bevan-Baker a dû faire le même calcul que Justin Trudeau en 2015 avec la légalisation de la marijuana. Ceux qui sont en faveur sont déjà au courant, et il n’est pas nécessaire de braquer ceux qui sont contre en faisant campagne là-dessus.



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