L’a b c de l’affaire SNC

Le premier ministre Justin Trudeau quittant une conférence de presse qu’il a donnée jeudi à Ottawa pour répliquer à toute l’affaire entourant SNC-Lavalin qui secoue son gouvernement.
Photo: Justin Tang La Presse canadienne Le premier ministre Justin Trudeau quittant une conférence de presse qu’il a donnée jeudi à Ottawa pour répliquer à toute l’affaire entourant SNC-Lavalin qui secoue son gouvernement.

L’affaire SNC-Lavalin fait les manchettes depuis maintenant un mois. L’ex-ministre fédérale de la Justice Jody Wilson-Raybould accuse Justin Trudeau et son entourage de lui avoir fait subir des pressions indues et répétées afin de la convaincre d’intervenir pour éviter un procès criminel à SNC-Lavalin. Le premier ministre et son équipe rétorquent qu’ils ont agi en tout respect de la loi et qu’ils n’ont rien fait d’inapproprié. Alors, que s’est-il passé ? Explications.

Que voulait SNC-Lavalin ?

La firme d’ingénierie montréalaise fait face à une accusation de fraude et à une autre de corruption. La Gendarmerie royale l’a accusée en 2015 d’avoir versé près de 48 millions de dollars en pots-de-vin en Libye, entre 2001 et 2011, pour y décrocher des contrats gouvernementaux. Une condamnation au criminel entraînerait pour SNC-Lavalin une interdiction de contrats gouvernementaux au Canada pendant dix ans, cinq au Québec. Ce qui fait craindre à l’entreprise — et aux gouvernements fédéral et provincial — des pertes d’emploi parmi les 9000 employés au pays. SNC-Lavalin réclame donc la possibilité d’obtenir un accord de poursuite suspendue, afin d’éviter une telle condamnation.

Les partis d’opposition remettent toutefois en question ce risque de mises à pied, affirmant que rien n’annonce ces pertes d’emploi ou le déménagement de la compagnie en Europe, comme l’a évoqué le gouvernement fédéral. L’ancien secrétaire principal de Justin Trudeau, Gerald Butts, a fait valoir lors de sa comparution en comité parlementaire cette semaine que le ministère des Finances a fait état de cette possibilité de pertes d’emploi dans ses notes d’information préparées pour le gouvernement. Le premier ministre Trudeau martèle depuis un mois qu’il est de son devoir de protéger les emplois au pays. SNC-Lavalin compte 8700 employés au Canada, dont 3400 au Québec, 3000 en Ontario et 1000 en Colombie-Britannique.

 

Qu’est-ce qu’un accord de poursuite suspendue ?

Le Canada a emboîté le pas aux États-Unis et à la Grande-Bretagne, l’an dernier, en créant un régime d’accords de poursuite suspendue (APS). Ces ententes permettent de suspendre les poursuites pénales contre des sociétés accusées de crimes économiques afin d’éviter d’en faire payer le prix aux employés et retraités, qui pâtiraient d’une interdiction de contrats découlant d’une condamnation criminelle. L’entreprise doit reconnaître ses torts, s’engager à mettre fin à ses méfaits, renoncer à tout avantage qu’elle en a tiré, payer une amende et mettre en place des mesures correctives. Si les modalités ne sont pas respectées, un juge peut résilier l’accord et rétablir les accusations. À ce jour, aucune entreprise n’a profité d’un APS au Canada.

La directrice des poursuites pénales peut accepter que ce genre d’entente soit négocié, en évaluant notamment l’intérêt public. Mais la loi exclut la prise en compte de « considérations d’intérêt économique national ». Ce qui fait dire à l’opposition que le gouvernement ne pouvait pas réclamer que SNC y ait droit pour sauver des emplois. Le greffier du Conseil privé, Michael Wernick, a rétorqué en comité parlementaire que cette exclusion reprenait celle de la convention de l’OCDE contre la corruption, qui vise à éviter qu’un APS soit conclu simplement pour avantager une entreprise nationale contre un compétiteur étranger. Mais la loi indique précisément, a affirmé M. Wernick, que ces ententes visent à réduire les conséquences négatives sur les employés innocents.

 

Que vient faire la ministre là-dedans ?

La loi octroie un pouvoir discrétionnaire au procureur général — qui est aussi ministre de la Justice. Celui-ci peut intervenir pour sommer la directrice des poursuites pénales d’accepter la négociation d’un accord de poursuite suspendue. Le 4 septembre, la DPP a annoncé à SNC-Lavalin qu’elle ne négocierait pas d’entente. SNC a fait des démarches auprès du gouvernement pour faire infirmer cette décision. La ministre de la Justice et procureure générale à l’époque, Jody Wilson-Raybould, affirme que Justin Trudeau et son entourage ont fait pression pour qu’elle intervienne et utilise son pouvoir discrétionnaire. Ce qu’elle a refusé de faire.

La décision finale, quant à l’octroi d’accords de réparation, revient au procureur général. Le premier ministre martèle depuis un mois qu’il a toujours convenu que la décision revenait à Mme Wilson-Raybould. Mais son équipe soutient qu’elle a relancé l’ex-ministre au fil des mois parce que cette décision pouvait être revue tant et aussi longtemps que la cause est toujours devant les tribunaux et, de surcroît, lorsque la situation évolue. Le greffier du Conseil privé a ainsi fait valoir que le prix de l’action de l’entreprise avait chuté à la mi-octobre et que le nouveau premier ministre du Québec, François Legault, avait interpellé Ottawa cet automne quant au sort de SNC.

Photo: Lars Hagberg Agence France-Presse Jody Wilson-Raybould, ex-ministre de la Justice, le 27 février dernier

Que cherchait l’entourage de Justin Trudeau ?

Préoccupés par les conséquences économiques pour SNC-Lavalin, le premier ministre et son bureau espéraient que la firme d’ingénierie pourrait profiter d’un accord de réparation. Jody Wilson-Raybould a refusé d’intervenir pour en offrir un à l’entreprise, à la mi-septembre, soit sept jours après que la DPP eut annoncé à SNC qu’elle rejetait sa demande. S’en sont suivis dix appels et autant de rencontres entre la ministre et son équipe et onze membres du bureau du premier ministre, du Conseil privé et du bureau du ministre des Finances, Bill Morneau. Des « tentatives régulières et persistantes » visant à « intervenir de façon politique dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire de procureure générale », a dénoncé Mme Wilson-Raybould.

L’équipe du premier ministre rétorque qu’elle n’a rien fait d’inapproprié et que le gouvernement tentait simplement de s’assurer que toutes les options avaient été envisagées pour aider SNC. Le bureau de M. Trudeau et la sous-ministre au ministère de la Justice ont ainsi proposé à Mme Wilson-Raybould d’obtenir un avis juridique externe sur cette nouvelle entente qu’était l’APS. L’ex-ministre a rejeté l’idée. L’entourage de M. Trudeau est revenu à la charge quelques fois, entre septembre et décembre, en lui rappelant que des milliers d’emplois étaient en jeu. L’ex-ministre y a vu de l’ingérence politique. Elle estime que c’est ce qui lui a coûté son poste de ministre de la Justice, lorsqu’elle a été mutée aux Anciens Combattants en janvier après avoir refusé le portefeuille des Services aux Autochtones. Justin Trudeau le nie, arguant que le remaniement ministériel n’est dû qu’au départ du ministre Scott Brison.

 

Et maintenant ?

Tout ce scandale a fait perdre des plumes aux libéraux de Justin Trudeau dans les sondages. Il a en outre perdu non seulement sa ministre Wilson-Raybould et son secrétaire principal Gerald Butts (qui a démissionné il y a deux semaines), mais aussi la présidente du Conseil du Trésor, Jane Philpott, qui a quitté le Conseil des ministres lundi. Qui plus est, son bureau fait l’objet d’une enquête du Commissaire à l’éthique et aux conflits d’intérêts et le chef du Parti conservateur, Andrew Scheer, a sommé la Gendarmerie royale de faire enquête elle aussi. Tant le gouvernement que l’ex-ministre Wilson-Raybould estiment toutefois qu’il n’y a pas eu de geste illégal dans toute cette affaire. Nonobstant, les conservateurs somment Justin Trudeau de démissionner et le Nouveau Parti démocratique et le Parti vert réclament une enquête publique. Le Bloc québécois, lui, les accuse d’exploiter l’affaire à des fins politiques sur le dos des employés de SNC dont ils ne se soucient guère.

Du côté juridique, la demande de révision par SNC-Lavalin du refus de la DPP de lui accorder un accord de réparation a été rejetée par la Cour fédérale vendredi. L’enquête préliminaire devrait se terminer début avril et une date de procès devrait alors être fixée. Le nouveau procureur général, David Lametti, pourrait d’ici là intervenir pour lui accorder un APS. L’ancien vice-président-directeur de SNC, Sami Bebawi, est pour sa part personnellement accusé de fraude et de corruption d’agent étranger pour avoir participé au versement de pots-de-vin en Libye. Son procès devait débuter le 8 avril mais, en raison de problèmes de santé de son avocat, il a été reporté au 22 octobre.

Avec Améli Pineda



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