Statistique Canada doit revoir ses méthodes de collecte

L’ex-statisticien en chef du pays Munir Sheikh au parlement canadien, en juillet 2010
Photo: Fred Chartrand La Presse canadienne L’ex-statisticien en chef du pays Munir Sheikh au parlement canadien, en juillet 2010

Les révélations cette semaine voulant que Statistique Canada s’apprête à récolter les informations bancaires de Canadiens sans leur consentement ont monopolisé les débats aux Communes. Les conservateurs crient au scandale, accusant l’agence de violer la vie privée des citoyens. Les libéraux rétorquent que ces données probantes sont essentielles pour concocter des politiques publiques justes. Mais le commissaire à la vie privée, Daniel Therrien, a ouvert une enquête après avoir reçu une douzaine de plaintes de citoyens. Cette récolte de données est-elle justifiée ? Entrevue avec l’ancien statisticien en chef du pays Munir Sheikh, qui avait quitté son poste en 2010 pour protester contre la décision du gouvernement de Stephen Harper de rendre volontaire le formulaire long du recensement.

Que doit-on penser de la décision du Commissaire à la protection de la vie privée de faire enquête sur cette initiative de Statistique Canada qui devait débuter en janvier ?

Je trouve cela troublant, car ça m’indique que ce qui était la pratique habituelle à Statistique Canada — soit d’obtenir l’accord du commissaire à la vie privée avant de faire quoi que ce soit —, d’une manière ou d’une autre, cela ne s’est pas produit. Et c’est ce qui m’inquiète. J’ai l’impression que Statistique Canada a consulté le commissaire à la vie privée, mais en termes très généraux. Alors que le commissaire étudie la situation de façon précise plutôt que de façon générale. Ça semble avoir été une erreur [de la part de l’agence statistique]. Ce qui est bien, cependant, c’est qu’il n’y a pas eu de problèmes, et Statistique Canada tirera des leçons de tout ça.

La tenue d’une telle enquête et les critiques émises par les politiciens pourraient-elles nuire cependant à la réputation de Statistique Canada ou à la confiance que lui accorde le public canadien ?

Je ne crois pas. Aucune information personnelle n’a été divulguée. La récolte de données auprès de neuf banques canadiennes n’a même pas débuté. Certains se sont inquiétés qu’il y ait un risque et le commissaire à la vie privée nous dira si c’est le cas. Depuis des années, Statistique Canada est la meilleure agence statistique au monde. Elle ne va pas perdre ce statut sans prendre les recommandations du commissaire — quelles qu’elles soient — au sérieux.

Pourquoi Statistique Canada s’adonne-t-elle à ce genre de collecte de données ?

Quand j’étais à l’agence, il y a huit ans, nous sentions déjà que nous étions aux prises avec la difficulté d’obtenir des données appropriées parce que les habitudes des citoyens avaient changé. Les gens utilisent souvent un cellulaire plutôt qu’une ligne téléphonique résidentielle. Statistique Canada n’arrive pas à joindre ces utilisateurs de téléphonie cellulaire — et bien souvent, ce sont des jeunes. Si vous n’obtenez pas leurs réponses, en cette ère d’économie numérique, il devient très difficile de récolter des données probantes. L’autre problème, c’est que la population est plus réticente à répondre aux sondages téléphoniques, parce qu’elle est plus préoccupée par la protection de sa vie privée. C’est non seulement un problème, mais un phénomène qui avec le temps cause une détérioration de la qualité des données.

Est-il vraiment nécessaire, cela dit, de décortiquer les données financières des Canadiens, comme leur solde bancaire et leurs transactions ?

Il le faut pour connaître les habitudes de consommation des Canadiens. Ces données sont essentielles pour les entreprises : si vous ne savez pas que les citoyens veulent acheter des téléphones et des téléviseurs, plutôt que des meubles, vous ne pouvez pas avoir de plan d’affaires solide. Et les données financières des Canadiens permettent en outre d’établir l’index des prix à la consommation, qui permet à son tour à la Banque du Canada d’élaborer toute sa politique monétaire.

Que faire, alors, des craintes à la vie privée des Canadiens ?

C’est tout le casse-tête. D’une part, l’inégalité des revenus s’est accentuée. Lorsque cela se produit, les gouvernements doivent adopter de bonnes politiques publiques pour y répondre. Et vous n’avez pas de bonnes politiques publiques sans avoir des données de qualité. Si vous ne connaissez pas les besoins immobiliers de vos citoyens, leur état de santé, vous ne pouvez pas y répondre. À l’ère à laquelle nous vivons, il est donc de plus en plus important que les gouvernements aient des données de qualité. Et pour ce faire, il faut trouver de nouvelles façons de récolter ces informations. Mais en revanche, les gens sont de plus en plus inquiets quant au partage de leurs informations personnelles. Le défi auquel on fait face, c’est de savoir comment récolter des renseignements de qualité tout en protégeant leur vie privée.

Y a-t-il un risque que toutes ces informations soient mal protégées par Statistique Canada ?

L’agence récolte déjà énormément de données à l’heure actuelle, et ce sont des données brutes [qui n’ont pas encore été anonymisées — ce que fait l’agence une fois qu’elle les a colligées]. Statistique Canada doit pouvoir associer toutes ces informations à un individu, pour pouvoir en tracer le portrait. Mais Statistique Canada le fait déjà auprès d’autres sources. La méthode de collecte proposée auprès d’institutions bancaires n’a donc rien de neuf. L’Agence du revenu du Canada, par exemple, lui fournit l’information fiscale de votre déclaration de revenus. Si Statistique Canada n’a jamais connu de fuite de ces informations confidentielles dans le passé, je suis convaincu qu’elle saura protéger ces autres données également.

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