Un ministère de toutes les minorités?

La création cet automne d’un ministère fédéral de la Condition féminine, dont le mandat pourrait s’élargir et garantir aussi le droit à l’égalité à certaines minorités visibles, soulève des interrogations chez la communauté féministe et les experts au Québec.
« Ce n’est pas un championnat des oppressions, mais si on fait un ministère de tout, la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes risque de devenir invisible », s’inquiète Diane Guilbault, présidente de l’organisme Pour le droit des femmes (PDF) du Québec.
Dans son dernier budget, le premier ministre Justin Trudeau a donné à la ministre Maryam Monsef le mandat de transformer l’agence Condition féminine Canada (CFC) en un ministère à part entière.
En entrevue avec La Presse canadienne début mars, la ministre de la Condition féminine avait laissé la porte ouverte à un changement de nom et de mandat de l’organisme fédéral, pour adopter une vision plus inclusive de l’égalité.
« Nous devons faire de la place pour les gens dans l’ombre — les femmes et les personnes trans qui ont également un intérêt direct dans ce pays et qui méritent également l’égalité des chances », a-t-elle déclaré.
Fin mai, la présidente de PDF Québec a rencontré des fonctionnaires de l’agence fédérale qui voulaient son opinion sur la possibilité d’élargir le mandat du futur ministère. « La question était de savoir si on devrait aussi inclure des minorités victimes d’oppression à cause de leurs origines ethniques, de leur genre ou de leur condition physique par exemple », indique Mme Guilbault.
Une mauvaise idée, selon elle. Pour gommer les inégalités entre les sexes qui sont encore bien présentes, une institution consacrée à cet effet est nécessaire pour ne pas faire marche arrière.
Elle montre surtout du doigt l’approche intersectionnelle du gouvernement libéral, qui prend en compte, avant chaque mesure, les effets des différentes discriminations dont les femmes, les hommes et les personnes de diverses identités de genre peuvent être victimes simultanément, comme le sexisme, le racisme, l’homophobie. « Les personnes responsables de protéger les droits des femmes [les feront] passer derrière les intérêts d’autres sous-groupes », craint-elle.
Contacté par Le Devoir, le bureau de Mme Monsef a confirmé qu’un projet de loi pour officialiser la création du ministère serait déposé cet automne, sans en préciser la date. Le but : « garantir que les Canadiennes et Canadiens, indépendamment de leur sexe ou de leur identité de genre, aient tous les mêmes chances de succès », a-t-on indiqué tout en soulignant que des discussions avec « les partis prenantes » étaient en cours.
Le mandat en sera-t-il donc élargi pour inclure certaines populations marginalisées ? La question, posée à plusieurs reprises, est restée sans réponse.
« Moi, j’y vois un effet de mode ; la diversité et l’inclusion, ce sont les mots magiques de 2017 et 2018. Mais ça veut dire tout et n’importe quoi », insiste Mme Guilbault.
Moi, j’y vois un effet de mode ; la diversité et l’inclusion, ce sont les mots magiques de 2017 et 2018. Mais ça veut dire tout et n’importe quoi.
Les femmes, une minorité ?
La professeure de sciences politiques à l’Université Laval, Diane Lamoureux, s’étonne aussi d’un tel regroupement. En « noyant » la condition des femmes dans une diversité de minorités, cela les ramène au rang de minorité, alors qu’elles représentent statistiquement plus de la moitié de la population.
Pour sa part, la présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), Gabrielle Bouchard, salue l’orientation que semble vouloir prendre le gouvernement Trudeau. Si elle concède qu’il peut être « inconfortable » pour les femmes de ne plus occuper le haut du pavé des débats sur le droit à l’égalité, elle juge qu’inclure d’autres groupes discriminés « n’est pas moins féministe, mais plus féministe encore ».
« Certaines femmes vivent des discriminations plus grandes que d’autres, et élargir le mandat d’un tel ministère pour avoir une plus grande compréhension des différents systèmes d’oppression, ça a du sens », assure Mme Bouchard, qui est aussi la première femme trans à la tête de la FFQ.
« Il ne faut pas le voir comme un ministère rassemblant diverses minorités, mais comme un regroupement de plusieurs populations marginalisées, qui vivent toutes des discriminations sensiblement identiques », renchérit Alexandre Baril, professeur à l’École de service social de l’Université d’Ottawa, spécialisé dans la diversité sexuelle et de genre.
Similarités
Non seulement les oppressions vécues sont similaires, mais leurs conséquences aussi : difficultés d’accessibilité à l’emploi, à l’éducation, au logement, sans oublier les violences verbales, physiques ou sexuelles.
La lutte des femmes pour obtenir une parfaite parité avec les hommes est loin d’être terminée, poursuit M. Baril. Mais ce combat ne doit pas se faire au détriment d’autres groupes marginalisés, qui, eux aussi, ont besoin d’un coup de main du gouvernement, fait remarquer le docteur en études féministes qui se présente comme transgenre.
« C’est important qu’un ministère s’occupe d’aider ces autres groupes discriminés, laissés de côté. Mais soyons réalistes, ce n’est pas demain qu’on verra un ministère consacré à chacun d’entre eux, alors pourquoi ne pas en avoir un qui les englobe tous ? » reconnaît M. Baril.
Diane Lamoureux, de l’Université Laval, n’est pas de cet avis. Elle considère que les causes des inégalités des femmes, souvent basées sur leur sexe, se distinguent de celles des minorités visibles. Et « les moyens d’y mettre fin sont très différents ; un tel ministère devra appliquer des politiques distinctes pour chaque groupe ».
« Ça va juste être un ministère de tout et n’importe quoi, qui fera n’importe quoi », déplore-t-elle.