Réforme électorale fédérale: l’argent étranger risque de rester

Ébranlé par l’ingérence russe dans l’élection américaine de 2016, le gouvernement de Justin Trudeau tente avec son projet de loi C-76 d’entraver toute influence étrangère dans les élections canadiennes. Mais la réforme proposée ne réussira pas à empêcher l’utilisation de fonds étrangers, prédit l’ancien directeur général des élections (DGE), Marc Mayrand.
Pour ce faire, selon ce dernier, il faudrait obliger les divers groupes d’intérêts à se soumettre aux mêmes règles de financement que les partis politiques, ce qui serait complexe à instaurer et peut-être anticonstitutionnel.
Le projet C-76 interdit aux tiers d’utiliser des fonds provenant de l’étranger pour financer leurs campagnes politiques. Les tiers sont ces groupes de pression (environnementalistes, syndicats, chambres de commerce) qui s’activent pendant les élections pour faire entendre un point de vue précis.
Or, M. Mayrand a expliqué aux députés lundi qu’il était très facile de perdre la trace de l’argent étranger en créant une filiale canadienne.
« Greenpeace Canada reçoit des fonds de la maison-mère qui ont été perçus aux États-Unis. Mais Greenpeace reçoit aussi des fonds de Canadiens et de différentes organisations. Tout cela est placé dans le même compte », a-t-il par la suite expliqué au Devoir en utilisant un exemple hypothétique.
« Si, à l’élection canadienne suivante, le groupe mène une campagne contre un pipeline, « la question est de savoir dans quelle mesure les fonds étrangers contribuent à cette campagne ».
Marc Mayrand propose qu’une clause anticollusion soit ajoutée au projet de loi pour interdire ce genre de passe-passe. L’actuel DGE, Stéphane Perrault, a fait la même proposition la semaine dernière.
Toutefois, cela ne réglera pas le problème du mélange des sources de revenus. Comme les tiers sont libres de recevoir des fonds étrangers pour financer leurs activités courantes, il leur est facile d’accepter juste avant une élection une importante contribution étrangère pour dégager des fonds canadiens à rediriger vers une campagne politique. Autant le Parti conservateur que le NPD s’en inquiètent.
La ministre responsable des Institutions démocratiques, Karina Gould, a reconnu la faille la semaine dernière, tout en plaidant être allée aussi loin qu’elle le pouvait. « Votre préoccupation est légitime », a-t-elle lancé en comité.
La ministre Gould et M. Mayrand font valoir que la seule solution pour combattre cette pratique serait d’instaurer un régime de contributions similaire à celui s’appliquant aux partis politiques. Chaque tiers désireux de s’impliquer dans une campagne devrait déclarer chaque année la provenance de tous ses dons.
Les dons ne pourraient provenir que d’individus résidant au Canada, à raison d’un maximum de 1575 $ par personne, par année.
La ministre Gould a dit craindre qu’une telle approche « pose un sérieux défi à la Charte ».
M. Mayrand est du même avis, en rappelant que le Canada garantit la liberté d’association et que les tiers font autre chose que de participer au processus électoral.
« Les membres de l’Association des manufacturiers canadiens sont à peu près tous des sociétés, illustre-t-il. Si on met un régime de contributions aussi contraignant que celui des partis politiques, ils ne pourront plus participer à la joute. »
M. Mayrand tempère aussi les craintes des partis politiques. Il rappelle qu’à l’élection de 2015, une centaine de tiers ont participé à l’élection et qu’ils ont dépensé en moyenne 10 000 $ chacun pour les 78 jours qu’a duré la campagne. Seulement deux groupes ont dépensé le maximum permis, qui était alors d’environ 400 000 $.
En comparaison, chaque parti pouvait dépenser 50 millions de dollars.
« On est loin des super-PAC américains. Il faut garder une perspective », dit-il avant d’ajouter que dans un tel contexte, il ne croit pas qu’un tribunal jugerait que c’est à ce point « déraisonnable » qu’il faut brimer la liberté associative des tiers.