Le blâme à tout le monde et à personne

L’ancien ministre Alfonso Gagliano, le 18 mars dernier, lors de sa comparution devant le comité des Comptes publics.
Photo: Agence Reuters L’ancien ministre Alfonso Gagliano, le 18 mars dernier, lors de sa comparution devant le comité des Comptes publics.

«Un ministre ne gère pas son ministère: il n'a ni le temps ni la liberté d'agir pour ce faire.» Lorsque Alfonso Gagliano a fait cette déclaration devant le comité des Comptes publics qui enquête sur le scandale des commandites, bien des députés sont restés bouche bée. Si un ministre ne dirige pas son ministère, qui le fait? Et si ça ne tourne pas rond, qui alors doit être tenu responsable? Le sous-ministre? Les fonctionnaires?

Depuis le début des audiences du comité, ces questions surgissent à chaque détour, provoquées par la manie de certains témoins, anciens ministres et fonctionnaires, de se relancer la balle.

De Davig Dingwall, ministre des Travaux publics de 1993 à 1996, à M. Gagliano en passant par Diane Marleau, la vision est similaire et reflète celle exposée par Jean Chrétien au moment de son arrivée au pouvoir en 1993. S'adressant aux sous-ministres et aux ministres, il a dit «que chacun reste dans son secteur. Que les sous-ministres donnent les avis législatifs et administratifs à leurs ministres, que leurs cabinets politiques donnent des avis politiques. Les ministres, après cela, prendront les décisions», a raconté Jean Pelletier, le chef de cabinet du premier ministre de 1993 à 2001. Quant aux programmes, il revient aux fonctionnaires de les gérer.

Alfonso Gagliano, qui a occupé ce poste de 1997 à 2002, jugeait donc que sa responsabilité était d'intervenir dès qu'il avait vent des problèmes, ce qu'il dit avoir fait dans le cas des commandites en ordonnant une vérification interne, celle de 2000, et en exigeant l'application des remèdes recommandés pour mettre fin aux lacunes «administratives».

S'il revient aux fonctionnaires de gérer le ministère, on s'explique mal l'attitude du sous-ministre, Ronald Quail, qui a dit avoir été tenu pratiquement à l'écart de ce qui se passait dans le dossier des commandites, le fonctionnaire responsable du programme, Chuck Guité, faisant affaire directement avec le ministre. Et le fait que la demande de fonds était signée par le ministre et le premier ministre ne le laissait pas indifférent non plus. «C'est une situation très difficile pour un sous-ministre», a confié M. Quail au comité.

Distinctions floues

Les guides fournis aux ministres et aux sous-ministres n'aident pas à clarifier qui devrait être tenu responsable, les distinctions y étant moins tranchées que dans l'esprit de M. Chrétien. Les ministres y sont toujours responsables devant le Parlement, mais ils ne sont pas tenus de démissionner pour des erreurs administratives des fonctionnaires. Il leur incombe plutôt de prendre des mesures pour corriger la situation et d'en rendre compte au Parlement. Les sous-ministres, pour leur part, sont responsables de la saine gestion des ministères mais rendent des comptes à leurs ministres respectifs et au premier ministre par l'intermédiaire du greffier du Conseil privé.

La confusion autour de la notion de responsabilité ministérielle n'est pas nouvelle mais elle est telle que la vérificatrice générale, Sheila Fraser, a cru nécessaire d'y consacrer un des chapitres de son rapport portant sur les commandites. Elle y recommandait de clarifier les deux guides et de préciser si les fonctionnaires devaient rendre des comptes au Parlement «à titre personnel ou seulement s'expliquer au nom des ministres», comme maintenant.

Le gouvernement Martin l'a prise au mot et, le jour même du dépôt du rapport, il annonçait que le président du Conseil du trésor, Reg Alcock, analyserait «les responsabilités respectives des ministres et des fonctionnaires» et ferait rapport en septembre. Un comité d'experts a été mis sur pied à cette fin.

Le débat peut paraître byzantin, mais il est fondamental. «En théorie, un ministre au Canada est responsable de tout, mais la réalité est qu'il ne peut pas être partout à la fois. Résultat: lorsqu'il faut blâmer quelqu'un, tout le monde se met à se relancer la balle. [...] La confusion qui prévaut au Canada fait en sorte que tout le monde est frustré quand vient le temps de dénouer un problème», relève Alan Gilmore, directeur principal au Bureau du vérificateur général et responsable de la rédaction du chapitre touchant la responsabilité ministérielle.

Réalisme

Ancien vérificateur général, Denis Desautels fait partie du comité créé par Reg Alcock. «Le but est de rendre la définition plus réaliste. Ce serait déjà un progrès car, si on ne le fait pas, chacun peut se réfugier derrière sa définition. Il devient difficile alors d'obtenir une responsabilisation efficace. On peut s'esquiver plus facilement», dit-il.

La question n'est pas facile à trancher. En 1989, le comité des Comptes publics reconnaissait lui-même qu'«en raison de l'importance des délégations de pouvoir nécessaires de nos jours, il n'est pas juste que les ministres soient tenus personnellement responsables des actes et des décisions de tous les employés de leurs ministères». Le comité jugeait aussi que les fonctionnaires devraient assumer la responsabilité de leurs décisions et ne pas se réfugier derrière la responsabilité ministérielle pour éviter de rendre des comptes.

Reg Alcock partage cette analyse. Une solution doit être trouvée, dit-il, suggérant par exemple que les ministres soient tenus responsables pour les décisions qu'ils prennent et les fonctionnaires, pour les leurs si le ministre n'en est pas informé. Parce que, dans certains cas, il n'est pas tenu de l'être.

Il s'intéresse aussi à ce qui se passe dans le secteur privé, où les hauts gestionnaires sont tenus responsables de la mise en place et du maintien de systèmes de contrôle internes capables d'éviter les abus. Si un problème est attribuable à une lacune à ce chapitre, il peut alors être tenu responsable.

Ministère géant

Depuis la restructuration gouvernementale du début des années 90, certains ministères fédéraux, comme ceux du Développement des ressources humaines et des Travaux publics, ont atteint des tailles éléphantesques. Dans le cas des Travaux publics, on parle d'environ 13 000 employés et d'un budget frôlant les quatre milliards par année.

Un ministre et même son sous-ministre peuvent difficilement savoir tout ce qui se trame dans leur ministère. D'où l'importance des mesures de contrôle, des processus de vérification et, bien entendu, de la capacité de faire confiance aux employés qu'on présume compétents et professionnels.

Quand tout était plus simple, il était entendu, en régime parlementaire de type britannique, qu'un ministre était l'ultime responsable de tout ce qui se passait dans son ministère, à son insu ou non. Cette notion est encore très vivante au Canada. En fait, le Canada est un des rares pays du Commonwealth à s'en tenir encore à cette définition classique de la responsabilité ministérielle.

La Grande-Bretagne, berceau du parlementarisme, ne s'y accroche même plus. Dans ce pays, un ministre est responsable de la direction politique de son ministère et les sous-ministres sont responsables de l'administration devant le Parlement. Si un sous-ministre reçoit un ordre ministériel contraire aux règles de bonne gestion, il doit le faire savoir. Si l'ordre est maintenu, il peut exiger qu'il soit donné par écrit, ce qui reporte alors la responsabilité sur les épaules du ministre.

Au Canada, un sous-ministre peut résister ou alerter son supérieur, soit le greffier du Conseil privé, qui est le sous-ministre du premier ministre. Mais si le premier ministre appuie son ministre, il y a peu de chance que le sous-ministre, dont la carrière dépend du premier ministre, s'en plaigne.

Le comité Alcock envisage d'étudier le modèle britannique, mais le directeur-fondateur du Centre parlementaire, Peter Dobell, observe une résistance de la part des fonctionnaires à être tenus davantage responsables. Il croit cependant que le Canada n'aura d'autre choix que d'aller dans cette direction.

Gilles Paquet, directeur du Centre d'études en gouvernance de l'Université d'Ottawa, n'hésite pas à juger «obsolète» la vieille définition de responsabilité ministérielle, mais il doute qu'on puisse en arriver à un principe d'une limpidité absolue, «rien n'étant blanc ou noir». «Beaucoup de systèmes s'effondrent ou fonctionnent mal sans qu'on puisse vraiment dire qu'une personne précise soit responsable», dit-il. Il prévient que ça n'élimine pas l'obligation pour les dirigeants de rendre des comptes, de prendre des mesures correctrices, ce qu'il appelle une «responsabilité douce».

Les membres du comité ont compris qu'ils ne pourront pas éviter de se prononcer sur la responsabilité ministérielle, sur la distinction à faire entre un problème administratif isolé et un dérapage majeur dans un dossier aussi politique que celui des commandites. Mais trouveront-ils, non pas le coupable, mais qui doit être tenu responsable? La question reste ouverte.

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