Résistance autochtone avec un (certain) poids

Le vice-président en chef de l’Union des chefs indiens de la Colombie-Britannique, Bob Chamberlin, issu de la Première Nation des Kwicksutaineuk Ah-kwa-mish, joue de la musique et chante durant la manifestation contre le projet d’expansion Trans Mountain de Kinder Morgan, à Vancouver, le 29 novembre.
Photo: Darryl Dyck La Presse canadienne Le vice-président en chef de l’Union des chefs indiens de la Colombie-Britannique, Bob Chamberlin, issu de la Première Nation des Kwicksutaineuk Ah-kwa-mish, joue de la musique et chante durant la manifestation contre le projet d’expansion Trans Mountain de Kinder Morgan, à Vancouver, le 29 novembre.

La décision d’Ottawa d’autoriser deux projets d’oléoducs dans l’Ouest du pays a choqué plusieurs communautés autochtones environnantes — reflet d’une opposition assez généralisée des Premières Nations à ce type de projet. À défaut d’un veto, ces communautés ont certaines poignées juridiques pour se faire entendre. Explications.

« Ils font une grosse erreur. Nous n’allons pas laisser cet oléoduc être construit. » Le premier ministre Trudeau avait à peine terminé sa conférence de presse, mardi, que Charlene Aleck, porte-parole de la nation Tsleil-Waututh (Colombie-Britannique), annonçait les couleurs de la résistance autochtone locale.

Opposés au projet Trans Mountain de Kinder Morgan, les membres de Tsleil-Waututh ont multiplié les efforts, ces derniers mois, pour se faire entendre. Dans ce contexte, la décision du gouvernement Trudeau d’autoriser le projet a été reçue comme une gifle au visage. Selon Mme Aleck, le premier ministre vient de briser sa promesse d’établir une « relation renouvelée de nation à nation » avec les autochtones.

Cette communauté n’est qu’une voix parmi tant d’autres au sein des Premières Nations à s’opposer aux projets d’oléoducs. En juin, l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) a rejeté officiellement l’idée d’un oléoduc Énergie Est, promettant de défendre sa position devant les tribunaux, au besoin. « Il s’agit d’une position très claire d’opposition formelle et officielle au projet », disait le chef, Ghislain Picard.

Quelques mois plus tard, quelque 50 Premières Nations du Canada et des États-Unis — dont l’APNQL — ont signé un traité symbolique d’opposition à tous les projets de transport du pétrole albertain des sables bitumineux qui passeraient sur leurs terres (oléoducs, trains et bateaux). Le texte précisait que l’expansion des sables bitumineux « est une menace collective pour [ces Premières] Nations et nécessite donc une réaction collective ». En 2012, près de 130 petites communautés de la Colombie-Britannique avaient aussi signé une lettre d’opposition au projet Northern Gateway, de la compagnie Enbridge (qui, lui, a été rejeté mardi par le gouvernement Trudeau).

Est-ce à dire que toutes les Premières Nations sont opposées aux projets d’oléoducs ? Non : à preuve, le Vancouver Sun a révélé en octobre qu’une quarantaine de groupes autochtones appuyaient les projets de Kinder Morgan et d’Enbridge. Tous avaient reçu des sommes d’argent totalisant 9,3 millions à ce moment. « Comme le veut l’adage, nous sommes open for business », déclarait alors Fred Seymour, chef d’une Première Nation établie près de Kamloops.

Mais, de manière générale, il y a bel et bien opposition. Et, malgré la décision du gouvernement Trudeau d’aller de l’avant avec des projets controversés, ces voix de résistance ont un grand poids dans la balance, estiment deux experts en droit autochtone consultés par Le Devoir.

Redoutables

 

« Il y a assurément un poids moral et politique, dit Maxime Saint-Hilaire (Université de Sherbrooke), surtout face à un gouvernement qui se présente avec un discours pro-autochtones et qui a promis de mettre en oeuvre les principes de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. »

« Mais il y a aussi un poids juridique important : les recours qu’ont les autochtones en droit constitutionnel sont, de loin, les plus redoutables pour le gouvernement à l’heure actuelle. C’est, pour Ottawa ou les promoteurs de ces projets, une menace beaucoup plus grande que les droits des provinces sur le partage des compétences. »

M. Saint-Hilaire et Sébastien Grammond (Université d’Ottawa) soulignent qu’il n’y a pas de droit de veto pour ces communautés — sauf exception (certaines catégories de terres pour les signataires d’un « traité moderne »). La vraie poignée est plutôt celle accordée en 2004 par la Cour suprême, dans une décision concernant la nation Haïda.

« Ç’a eu des répercussions énormes, dit Maxime Saint-Hilaire. Non seulement sur la pratique du droit autochtone, mais aussi sur l’exploitation des ressources naturelles sur le territoire. Ç’a créé une onde de choc qui a complètement modifié la configuration du domaine. »

Consulter…

Et pourquoi donc ? C’est que la cour a alors établi l’obligation de la Couronne de consulter les peuples autochtones et de trouver des accommodements à leurs préoccupations (pour l’Office national de l’énergie, l’obligation n’est pas aussi claire — la Cour suprême s’est penchée sur la question cette semaine). De plus, elle est venue dire que cette obligation de consultation pour le gouvernement s’applique même si les droits des autochtones n’ont pas encore été reconnus dans un traité. « Auparavant, l’État pouvait exploiter le territoire comme si de rien n’était pendant l’étape de revendication, dit M. Saint-Hilaire. C’est aujourd’hui impossible. »

« Pour le gouvernement, c’est très clair : il doit y avoir une consultation sérieuse, résume M. Grammond. Et, s’il n’y en a pas, les autochtones peuvent se tourner vers les tribunaux pour faire valoir leur point. »

C’est ce qui avait amené la Cour d’appel fédérale à renverser, en juin dernier, l’approbation initiale du projet Northern Gateway. La cour avait alors réprimandé Ottawa pour un manquement à son devoir de consultation. « Dans le cas de Trans Mountain, le processus de consultation semble avoir été beaucoup plus robuste », dit M. Grammond — qui s’attend tout de même à une contestation devant les tribunaux.

Compensations

 

Cette obligation imposée par la Cour suprême a aussi un impact sur les entreprises, fait valoir le professeur de Sherbrooke. Kinder Morgan et Enbridge ont obtenu l’appui de 40 communautés parce qu’il y a eu une négociation volontaire sur les « répercussions et avantages » — une manière d’éviter un blocage par la suite. « C’est un levier qui permet aux communautés d’aller chercher des compensations financières intéressantes. »

M. Saint-Hilaire met en relief le fait que la capacité d’organisation des différentes communautés influe beaucoup sur leur perception de la menace que peut représenter un projet énergétique qui touche leurs terres. « Au Québec, par exemple, les Cris sont généralement plus en faveur des projets de développement énergétique, parce qu’ils sont structurés comme groupe, qu’ils ont des institutions fortes et qu’ils peuvent profiter d’éventuelles ententes. C’est plus difficile pour les groupes déstructurés. »

En toute chose, la clé réside dans « la participation autochtone à la prise de décisions et au partage des bénéfices », estiment les deux professeurs. « Il y a toujours eu des réticences et des oppositions envers des développements qui ne tenaient pas compte des préoccupations des Premières Nations, rappelle Sébastien Grammond. Ça s’est vu à la baie James, dans les années 1970, autour de l’exploitation forestière, dans les années 1990 au Québec, et pour l’exploitation minière dans le Nord de l’Ontario, dans les années 2000. »

La décision de la Cour suprême en 2004 ne garantit pas que tous y trouvent toujours leur compte — la réaction de Charlene Aleck l’illustre bien. Mais elle assure à tout le moins que les autochtones ne subissent pas le développement énergétique sans mot dire. Reste maintenant à voir s’il y aura entente possible sur le terrain miné des oléoducs — entre les « open for business » et ceux qui sont farouchement opposés aux tuyaux pétroliers.

 

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

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