La réforme du mode de scrutin mise en péril

La réforme électorale promise par Justin Trudeau semble dangereusement compromise. Aussitôt déposé, le rapport du comité parlementaire ayant étudié de nouveaux modes de scrutin a été qualifié de « précipité » et « radical » par les libéraux, tandis que la ministre responsable du dossier en a raillé les conclusions au motif que les élus n’ont pas été capables de s’entendre sur un système en particulier. Le Bloc québécois craint la tablette.
Les 12 membres du comité parlementaire ont déposé comme prévu jeudi leur volumineux rapport de 356 pages. Il contient 13 recommandations, plusieurs faisant l’objet d’un consensus (ne pas instaurer le vote obligatoire et le vote en ligne) ou ayant déjà été mises en oeuvre (permettre aux mineurs de se préinscrire sur la liste électorale, redonner à Élections Canada le droit de mener des campagnes d’incitation au vote). Mais la principale recommandation, celle qui touche au coeur du mandat du comité, divise les membres de ce dernier.
Cette recommandation dit qu’il revient à Ottawa de choisir un nouveau mode de scrutin. Seul critère : celui-ci doit être très proportionnel — cette évaluation devant être faite selon une formule mathématique dite « indice Gallagher » (voir encadré en page A 12). Le comité recommande que le nouveau mode de scrutin soit soumis par référendum à l’approbation populaire, et que le statu quo soit une option offerte. Enfin, le comité recommande qu’Élections Canada élabore la nouvelle carte électorale et le futur bulletin de vote avant la tenue du référendum afin que les citoyens puissent se prononcer en toute connaissance de cause.
Des dizaines de modes de scrutin existants, le comité parlementaire n’en a écarté que deux : le vote préférentiel (par lequel l’électeur numérote par ordre de préférence les candidats et le gagnant est celui qui remporte 50 % des voix après répartition des seconds choix des candidats arrivés en queue de peloton) et le vote proportionnel pur (par lequel l’électeur vote pour un parti et les députés sont tous choisis à partir de listes).
La ministre responsable de la Réforme démocratique, Maryam Monsef, s’est immédiatement emparée de cette ambivalence du rapport pour en diminuer la portée. « Le rapport démontre à quel point la réforme électorale pose un défi parce que le seul consensus auquel il est arrivé, c’est qu’il n’y a pas de consensus sur la réforme électorale », a-t-elle lancé à la Chambre des communes.
Elle s’est moquée de la formule Gallagher. « Je dois avouer que je suis un peu déçue parce que j’espérais que le comité nous fournirait une solution de rechange précise au système uninominal à un tour. Il nous a plutôt fourni l’indice Gallagher. » Mme Monsef a même prétendu que le comité avait « passé son tour » plutôt que de remplir son mandat.
Il n’en fallait pas tant pour mettre le feu aux poudres. Tour à tour, conservateur, néodémocrate, bloquiste et vert se sont présentés au micro pour dénoncer la ministre et son traitement cavalier de leur travail. « Je ne crois pas avoir déjà vu une ministre insulter des députés aussi largement », a lancé le député Nathan Cullen, le porte-parole néodémocrate en matière de réforme électorale.
La ministre Monsef a assuré en point de presse que sa déception ne signifiait pas pour autant qu’elle baissait les bras. « Nous continuons notre engagement envers cette promesse »,a-t-elle indiqué tout en promettant le dépôt d’un projet de loi au printemps. Mais pour le bloquiste Luc Thériault, qui a siégé au comité, cela sent la fin. « On s’en va progressivement vers la tablette. »
Une affaire de temps
Le NPD a martelé qu’il était dommage qu’un rapport consensuel soit aussi facilement écarté par la ministre. Si, en effet, le rapport est présenté comme étant unanime entre les cinq partis, il s’agit d’une unanimité de façade.
D’un côté, le NPD, le Parti vert et le Parti conservateur estiment qu’il est possible de pondre un nouveau système, l’expliquer à la population, tenir un référendum et le mettre en place à temps pour le scrutin de 2019. De l’autre, les libéraux estiment que l’échéancier est impossible à respecter et que le référendum n’est pas une bonne idée. Entre les deux, le Bloc québécois adhère à la voie proposée, mais propose de mettre de côté l’échéancier de 2019, qu’il juge artificiel.
En conférence de presse, le président du comité, Francis Scarpaleggia, a bien indiqué à quel point il n’était pas d’accord avec la recommandation principale de son comité. « Nous, les membres libéraux de ce comité, ne croyons pas que les Canadiens sont assez mobilisés pour proposer des solutions très complexes », a-t-il dit, ajoutant qu’il ne croit pas que les Canadiens ont vraiment réfléchi à l’idée « d’avoir 50 ou 60 sièges de plus à la Chambre des communes ou des circonscriptions trois ou quatre fois plus grandes qu’elles ne le sont aujourd’hui ». Selon lui, aller trop vite ne ferait « qu’alimenter le cynisme ».
Mais alors, la promesse électorale de Justin Trudeau — que 2015 soit la dernière élection fédérale tenue en vertu du système majoritaire uninominal à un tour — était-elle irréaliste, voire malhonnête ? Le manque de temps n’était-il pas prévisible ? Le député montréalais a eu une réponse d’une étonnante candeur.
« Oui, le premier ministre a pris un engagement, mais plusieurs pensaient qu’il parlait du vote préférentiel. On peut instaurer le vote préférentiel en claquant des doigts. Mais personne ne veut le vote préférentiel. » L’aveu vient alimenter le soupçon qu’entretenaient plusieurs critiques, à savoir que les dés étaient pipés en faveur de la réforme de prédilection du premier ministre.
