

Cataclysme ou statu quo ? Les intervenants ne s’entendent pas sur l’impact qu’a eu la nouvelle loi sur la prostitution.
« Je suis Olivia, la femme qui habite tous tes rêves grivois, dit l’annonce. Je t’attends, bébé, pour que nous puissions transformer ces rêves en réalité. » Et pour dissiper toute confusion possible sur la nature du rêve accessible moyennant quelques dollars, Olivia accompagne son message d’une photo d’elle portant bas et jarretières, lui laissant le postérieur dénudé. Non, les petites annonces offrant des services sexuels n’ont pas disparu du paysage médiatique canadien.
En théorie, pourtant, elles auraient dû cesser. Les modifications apportées au Code criminel, en décembre 2014, pour encadrer la prostitution stipulent que « quiconque fait sciemment de la publicité pour offrir des services sexuels moyennant rétribution » est passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans. Les prostituées jouissent d’une immunité, mais pas les proxénètes et les employeurs qui placent les annonces, ni les médias qui les acceptent.
Et il ne faut pas croire que les annonces ont subsisté seulement sur les serveurs situés à l’étranger de sites comme Craigslist. L’interdit est violé sciemment par des publications canadiennes. Olivia, par exemple, s’affiche sans pudeur sur le site du magazine Now, un hebdomadaire torontois desservant une clientèle très urbaine.
La police va s’attarder à cette publicité dans ses enquêtes si elle cherche des éléments de preuve. Mais on ne va pas commencer une enquête par ça.
John Hinds, le président de Journaux Canada, le reconnaît sans problème. « Certaines publications ont changé leur politique. Des journaux se sont montrés beaucoup plus prudents dans les publications qu’ils acceptent. Mais d’autres n’ont rien changé », dit-il au Devoir.
Journaux Canada, une association représentant quelque 1000 publications canadiennes, avait songé au départ à se doter d’une politique commune en la matière, après l’adoption du projet de loi C-36. « Mais un certain nombre de nos membres, en particulier Now et les journaux de Sun, nous ont dit qu’ils n’en tiendraient pas compte ! Ils estiment que [l’interdit] est inconstitutionnel. »
Dès le dépôt du projet de loi conservateur, M. Hinds avait mis en garde les élus sur le fait que cet interdit n’était pas une bonne idée, notamment parce que les publications ne pouvaient pas se permettre de perdre encore des revenus publicitaires.
« Ce qui est irritant, c’est que les autorités ne contrôlent pas les sites comme Craigslist et Kijiji, dit-il aujourd’hui. Alors, ça ne fait que sortir des revenus de publicité hors du Canada, hors de nos communautés et hors de nos médias, à un moment où nous faisons face à beaucoup de défis. » Et le « mal social » qu’on prétend combattre ne disparaît pas pour autant.
Il mentionne en outre que, contrairement à ces sites étrangers regroupant des annonces d’un peu partout dans le monde, les publications canadiennes garantissent une sorte de « connexion locale ». « Ces gens sont connus de la police et de tout le monde. Si un incident devait survenir, comment faire le suivi et obtenir les registres si le site est basé en Californie ? »
Now a joué franc jeu avec les autorités. Le magazine a retenu les services de l’avocat Alan Young, celui qui a piloté la cause Bedford s’étant conclue par une victoire pour les prostituées à la Cour suprême et ayant forcé Ottawa à modifier sa loi. M. Young lui a dit qu’il pouvait continuer d’accepter ces publicités pour peu qu’elles proviennent directement des prostituées, et non des entreprises qui les embauchent. Puis, il a contacté la police de Toronto pour l’informer de ce conseil !
En entrevue avec Le Devoir, Alan Young raconte que la police, après avoir consulté les procureurs de la Couronne, l’a avisé que son interprétation de la loi était fautive. Des accusations n’ont pourtant pas été portées à ce jour.
Pourquoi ? « Je ne peux pas l’expliquer, si ce n’est en revenant à mon argument de base, à savoir que, étant donné son budget, ce n’est pas une très grande priorité pour la police », dit M. Young. La police de Toronto, pour sa part, n’a pas rappelé Le Devoir.
En coulisse, dans le milieu de la prostitution, on voit dans la stratégie de Now une façon de laisser savoir aux autorités que le magazine n’attend qu’une intervention policière pour contester devant les tribunaux la constitutionnalité de la loi. M. Young reconnaît que son argumentaire est déjà prêt… John Hinds confirme avoir entendu la même chose de la part d’autres publications. « Now est la seule qui ne s’en cache pas. Mais d’autres font la même chose. »
Sur le terrain, les policiers semblent laisser toutes les publications en paix. Les statistiques sur la criminalité pour 2015, dévoilées mercredi par Statistique Canada, indiquent qu’il n’y a eu, dans tout le pays, que 22 affaires liées à de la publicité prostitutionnelle interdite, dont une seule au Québec.
Au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), l’inspectrice-chef Johanne Paquin, responsable du secteur de la prostitution, confirme que la chasse aux annonces coquines n’est pas une priorité. « La police va s’attarder à cela dans ses enquêtes si elle cherche des éléments de preuve, explique-t-elle. Mais on ne va pas commencer une enquête par ça. »
Valérie Scott était l’une des trois plaignantes dans la cause Bedford. Elle soutient en entrevue que, depuis l’entrée en vigueur de la loi, malgré l’insoumission de certains médias, il est beaucoup plus difficile pour les prostituées de s’annoncer. « Si les entreprises prennent des risques, c’est certain que les prix augmentent », note-t-elle. Elle soutient que, dans certaines publications qu’elle refuse de nommer, les prix ont doublé.
Mme Scott relate que les publicités sur des sites étrangers ne sont pas sans poser problème. Depuis l’entrée en vigueur de la loi, le site américain Backpage a accaparé une part importante du marché canadien des annonces polissonnes.
Or, en juin 2015, un shérif de l’Illinois, Thomas Dart, avait exhorté les compagnies de cartes de crédit à bloquer l’utilisation de leurs cartes pour l’achat de publicités sur Backpage.
Elles y avaient consenti, mais avaient entrepris une contestation judiciaire qu’elles ont gagnée cinq mois plus tard. Cinq mois pendant lesquels les prostituées canadiennes n’ont pu y afficher leurs services.
La raréfaction des sites d’affichage a un impact très négatif sur les prostituées plus âgées, souligne pour sa part Sandra Wesley, directrice générale du groupe Stella. « Disons que, quand ça faisait 30 ans qu’une femme mettait son annonce chaque semaine dans le même journal, c’est difficile pour elle d’apprendre une nouvelle façon de travailler. »
Cataclysme ou statu quo ? Les intervenants ne s’entendent pas sur l’impact qu’a eu la nouvelle loi sur la prostitution.
Le nom, l’âge et l’adresse de 27 acheteurs de services sexuels ont été publiés à Sydney.
Des médias canadiens font fi de la nouvelle interdiction en publiant des annonces.