Homa Hoodfar, monnaie d’échange pour l’Iran?

La professeure Homa Hoodfar
Photo: Reproduit avec l'autorisation d'Amanda Ghahremani / La Presse canadienne La professeure Homa Hoodfar

Treize ans jour pour jour après le décès de Zhara Kazemi entre leurs mains, les autorités iraniennes ont annoncé lundi qu’elles déposaient des accusations — encore non précisées — contre une autre Canado-Iranienne, la professeure de l’Université Concordia Homa Hoodfar. Un cas, selon les spécialistes, qui illustre à quel point le Canada a fait erreur en fermant son ambassade à Téhéran et qui pourrait être utilisé comme monnaie d’échange pour accélérer la normalisation des relations entre les deux pays.

Mme Hoodfar, 65 ans, était en voyage en Iran pour visiter de la famille et mener des recherches sur le terrain. La sociologue et anthropologue a été arrêtée une première fois en mars et relâchée sous caution, puis arrêtée à nouveau le 6 juin. On soupçonne que l’intérêt de la chercheuse pour le féminisme dans le monde musulman dérange le régime. L’Iran a annoncé lundi que des accusations avaient été déposées contre elle. Pour l’heure, la famille en ignore la teneur.

« Comme vous, nous avons lu la nouvelle, mais bien que le procureur ait fait son annonce dans les médias, ni l’avocat de Homa ni sa famille n’ont été informés des accusations portées contre elle. Pour cette raison, la famille préfère attendre d’avoir plus de détails avant de commenter », explique par courriel la nièce de Mme Hoodfar, Amanda Ghahremani.

Un coup de téléphone à l’« interest section » de l’ambassade du Pakistan à Washington, qui sert de point d’ancrage diplomatique à l’Iran en l’absence d’ambassade au Canada ou aux États-Unis, est resté sans réponse lundi.

C’est une tactique de négociation qui est extrêmement malhonnête et désagréable pour les individus concernés, parce qu’ils n’ont rien à voir avec ça, mais c’est quelque chose que le régime iranien a fait

Plusieurs spécialistes de la question iranienne croient que Mme Hoodfar pourrait servir d’outil de marchandage pour le régime iranien. Thomas Juneau, un professeur de l’Université d’Ottawa spécialisé dans les questions de l’Iran, de la Syrie et du Yémen, adhère à cette thèse.

« Une tactique que les autorités iraniennes ont utilisée à plusieurs reprises dans le passé est de prendre des personnes détenant la double citoyenneté et de les utiliser comme monnaie d’échange. C’est une tactique de négociation qui est extrêmement malhonnête et désagréable pour les individus concernés, parce qu’ils n’ont rien à voir avec ça, mais c’est quelque chose que le régime iranien a fait. C’est un scénario très plausible », explique M. Juneau au Devoir. « La question que cela soulève est la suivante : monnaie d’échange pour quoi ? »

M. Juneau estime qu’il y a deux scénarios possibles. L’Iran pourrait espérer échanger Mme Hoodfar contre un de ses ressortissants ayant trouvé refuge au Canada, Mahmoud Reza Khavari. L’ex-banquier iranien, devenu citoyen canadien, aurait participé à une fraude de plusieurs milliards de dollars. L’Iran a demandé en vain son extradition. « Cet individu est associé à toutes sortes d’histoires scabreuses, ce n’est pas un individu recommandable d’aucune façon, mais s’il retourne en Iran, il ne fera jamais face à un procès juste et équitable. Et ce n’est pas spéculation, car un de ses associés dans ce scandale a été exécuté par le régime l’an dernier. » Dilemme, donc.

L’autre scénario est que l’Iran cherche à obtenir des compromis de la part du Canada dans le processus de rétablissement de ses relations diplomatiques. Dans le cadre de sa Loi pour décourager les actes de terrorisme contre le Canada et les Canadiens, Ottawa a identifié l’Iran comme étant un pays pouvant être poursuivi par ses citoyens pour obtenir réparation en cas de terrorisme. « L’Iran a dit que pour rétablir les relations diplomatiques, il faudrait se faire enlever de cette liste », explique M. Juneau.

Ambassade fermée

 

Le Canada a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran en septembre 2012. À l’époque, le gouvernement conservateur avait justifié sa décision en évoquant le soutien de Téhéran au régime de Bachar al-Assad en Syrie, les menaces iraniennes contre Israël et le refus du pays de respecter ses engagements internationaux en lien avec son programme nucléaire. Ottawa avait donné cinq jours aux employés diplomatiques iraniens en poste au Canada pour quitter le pays. Les libéraux de Justin Trudeau ont signifié leur intention de rétablir les relations.

Jabeur Fathally, professeur de droit international à l’Université d’Ottawa et spécialisé dans la question iranienne, adhère à la thèse de la monnaie d’échange. Mais il croit que cela relève d’une erreur plus que d’un calcul. « Au début, je ne crois pas que c’était l’objectif », dit-il au Devoir, faisant valoir les efforts de Téhéran pour rétablir des relations avec Ottawa. Il pense que l’arrestation peut découler d’une décision d’un simple « petit agent » et d’un « climat de méfiance » général qui s’est instauré en Iran envers « certains ressortissants canadiens perçus comme faisant du militantisme ».

Mais l’arrestation ayant été faite, continue M. Fathally, le régime pourrait choisir d’en tirer parti. « L’Iran a besoin de tout lien diplomatique, il a besoin d’ouverture sur le monde. Même s’il s’agit d’un petit caillou dans l’Atlantique, le rétablissement des rapports diplomatiques est toujours avantageux, car c’est un indice parmi d’autres de l’acceptabilité ou de la réhabilitation du régime. […] Et le Canada n’est pas un petit caillou dans l’Atlantique. »

Pour M. Fathally, le cas Hoodfar est une parfaite illustration de l’importance d’avoir une représentation diplomatique dans un pays, même dérangeant, et… de l’erreur qu’a constitué la fermeture de l’ambassade canadienne en Iran. « L’existence d’une représentation diplomatique dans un pays facilite les choses, c’est l’essence même des rapports diplomatiques. »

M. Juneau avait lui aussi déploré la fermeture de l’ambassade. Il modère néanmoins l’utilité qu’elle aurait dans le cas de Mme Hoodfar. « Ne pas être sur les lieux nous fait mal », reconnaît-il. Mais si son arrestation est le résultat, comme il le suppute, d’une « chicane entre les modérés et les purs et durs du régime […], alors sa libération ne surviendra que lorsque la chicane sera réglée ».

Maîtres chez eux

 

Hanieh Ziaei, chercheuse à l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand, rejette pour sa part ces interprétations. Selon elle, il faut faire la part des choses entre la ligne d’action intérieure de l’Iran et le ballet diplomatique.

« Le message que l’Iran veut envoyer à la communauté internationale, c’est : “Nous sommes maîtres chez nous, on ne veut pas d’ingérence, et si on veut arrêter quelqu’un, nous serons les seuls à décider.” »

Cela est particulièrement vrai, dit-elle, que l’Iran ne reconnaît pas la double nationalité. Elle traite donc Mme Hoodfar comme une Iranienne et rien d’autre. Comme elle l’avait fait avec Zhara Kazemi, cette photographe qui a été arrêtée puis placée dans la prison Evin, où elle a été battue, torturée et violée au point de sombrer dans le coma. Elle est décédée le 11 juillet 2003 de ses blessures. Mme Hoodfar est dans cette même prison.

Le ministère des Affaires mondiales s’est fait laconique lundi. Le courriel du service de presse indique seulement que « le gouvernement du Canada est activement engagé dans cette affaire », que le ministre Stéphane Dion a « rencontré la famille du Dr Hoodfar » et que « le ministère reste en contact régulier avec eux ». Cependant, « pour des raisons de confidentialité, nous ne pouvons pas divulguer plus d’informations sur les actions du gouvernement dans ce dossier », qui demeure « une priorité pour nous ».

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