Ottawa donnera plus d’informations aux Américains… et à l’assurance-emploi
Le Canada traquera bientôt les entrées et sorties de tous ses citoyens à la frontière américaine et refilera ces informations à Washington. Le tout, sans baliser davantage le partage de ces renseignements. Ce qui fait bondir une fois de plus les groupes de défense des droits civils. Mais le gouvernement Trudeau modifie en outre ses lois pour partager ces données avec ses propres ministères afin de déceler ceux qui fraudent ses programmes sociaux.
Justin Trudeau avait annoncé, de passage à Washington ce printemps, qu’il élargirait bientôt le partage d’informations entre le Canada et les États-Unis. Les données biographiques — nom, sexe, date de naissance, nationalité, et autres informations figurant sur le passeport — des ressortissants étrangers et des résidents permanents étaient déjà récoltées à la frontière depuis cinq ans. Elles le seront aussi pour les citoyens des deux pays qui traversent par voie terrestre.
Surprise, cependant, dans le projet de loi déposé par le ministre de la Sécurité publique, Ralph Goodale : l’Agence des services frontaliers pourra également partager ces données avec le ministère de l’Emploi et du Développement social si l’information peut être utile à l’application de la Loi sur l’assurance-emploi ou de celle sur la sécurité de la vieillesse. Un prestataire de l’assurance-emploi pourrait alors être déclaré « inadmissible aux prestations ».
« S’il y a de la fraude, et que des prestations sont récoltées de façon injustifiée en vertu des programmes sociaux, les contribuables s’attendent à ce que les conditions de ces programmes soient mises en oeuvre », a fait valoir le ministre Goodale mercredi.
« Tout cela devient épeurant », a jugé Gar Pardy, ancien ambassadeur dans plusieurs pays et ex-diplomate à Washington. M. Pardy s’était inquiété, lors l’annonce de cette entente avec les États-Unis en 2011, qu’elle n’érode les droits civils des Canadiens. Ses craintes demeurent tout aussi vives aujourd’hui. Car Ottawa n’a toujours pas imposé de balises à ce transfert de renseignements.
Trop peu de protections
Le commissaire à la vie privée s’inquiétait lui aussi il y a cinq ans de voir que les deux pays pouvaient partager avec un pays tiers les informations reçues de leur voisin, sans qu’une autorisation soit exigée ou qu’un avis soit fourni au pays source. Le projet de loi de M. Goodale ne prévoit rien à ce sujet. Mais ses conversations avec le commissaire Daniel Therrien et le processus de révision du système de partage d’informations est « continu », a insisté le ministre.
« Une fois que l’information est partagée, on ne peut pas savoir qui pourrait l’avoir », a réitéré Monia Mazig, épouse de Maher Arar (illégalement expulsé en Syrie en 2002) et coordonnatrice nationale de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles.
Le directeur du Conseil des Canadiens, Gary Neil, s’inquiète d’autant plus compte tenu du « climat actuel » aux États-Unis. Si le prochain président voulait hausser le ton contre le terrorisme et « se mettre à identifier les gens parce que leur nom pourrait avoir l’air arabe, on aurait de graves inquiétudes quant à l’utilisation ou les abus potentiels qui pourraient être faits de ces informations. »
Droit de retrait
Le ministre Goodale a certifié que l’utilisation américaine des informations canadiennes sera balisée dans l’entente entre les deux gouvernements. « Si l’on constate que les autorités américaines ne respectent pas les dispositions en matière de vie privée que nous avons mises en place, nous pouvons mettre un terme à l’entente », a-t-il fait valoir.
Gar Pardy s’est montré sceptique. « Si l’information est assez importante aux yeux des Américains, ils l’utiliseront comme ils le jugent approprié. » Et Ottawa baissera les bras, selon lui. De toute façon, il sera trop tard, a noté Gary Neil. « L’information qui a été détournée est là, et elle est là pour toujours. Vous ne pourrez jamais la récupérer », a-t-il noté.