Quand la démocratie passa au feu

Le 3 février 2016, cela fera 100 ans qu’un incendie fulgurant aura rasé l’édifice du parlement à Ottawa. Sept personnes y auront trouvé la mort, tandis qu’un portrait de monarque, lui, aura été sauvé des flammes destructrices. La royauté n’aura pas voulu mourir, mais la démocratie non plus. Dès le lendemain, les parlementaires se réunissaient dans un musée de la capitale tandis que les journaux se perdaient en conjectures racistes sur les responsables du brasier. Retour dans le temps.
3 février 1916, 20 h 55. La Chambre des communes palabre sur la mise en marché du poisson, cet aliment « hautement nutritif et agréable au goût ». Les élus notent que les produits de la mer coûtent de plus en plus cher à mesure qu’on s’éloigne de la côte, et le gouvernement se propose d’en subventionner le transport par rail.
William Stewart Loggie, un député libéral de 65 ans, ne croit pas que le prix soit un problème. Il est sur le point de terminer son laïus quand le portier en chef de la Chambre des communes fait irruption dans l’enceinte (ce dont il s’excusera ensuite par écrit).
« Un gros incendie s’est déclaré dans la salle de lecture. Sortez vite tout le monde ! » crie C.R. Stewart. Si on peut exactement rapporter les paroles du fonctionnaire vigilant, c’est parce qu’un autre a fait honneur à son sens du devoir.
Le sténographe en poste ce soir-là, George Simpson, a pris en note la phrase fatidique et est demeuré en poste jusqu’à ce que l’orateur — comme on appelait le président de la Chambre à l’époque — ait quitté son siège.
Simpson est ensuite sorti, son carnet de notes à la main, et s’est rendu dans un hôtel voisin pour rédiger son texte et l’envoyer à l’imprimeur de la Reine, comme il le faisait chaque nuit. Aussi, dans le hansard — ou journal des débats — de la Chambre des communes, ce sauve-qui-peut reste la dernière parole consignée pour ce 3 février désormais historique.
L’incendie s’est déclaré dans la salle de lecture, un endroit qui était situé à l’arrière de l’édifice, tout juste devant la Bibliothèque du parlement et à mi-chemin entre la Chambre des communes et le Sénat.
Les personnes présentes dans la salle à ce moment ont d’abord cru à une simple flambée de corbeille à papier, comme il y en avait souvent à l’époque, selon ce que racontent Jane Varkaris et Lucile Finsten dans leur livre Fire on Parliament Hill !. Le plus récent avait été éteint par un concierge huit jours plus tôt.
Le constable de faction s’est emparé d’un extincteur pour mater les flammes, mais son geste a eu l’effet contraire. La force du jet a plutôt répandu les papiers en proie au feu, permettant à celui-ci de se propager encore plus vite. Il faut dire que la salle de lecture, remplie de journaux comme son nom le suggère, était en outre lambrissée de pin.
Comble de malheur, le bois venait tout juste d’être astiqué à l’huile. Sans compter les planchers de bois abondamment vernis. « Des conditions idéales pour que tout flambe », raconte Johanna Mizgala, conservatrice de la collection patrimoniale de la Chambre des communes.
Le feu s’est propagé de manière fulgurante, mais le tout jeune édifice — sa construction n’avait été complétée que 50 ans plus tôt, une petite année avant la Confédération — a résisté. Les livres d’histoire racontent tous que la cloche du parlement a sonné les 22 puis les 23 heures.
Et alors que les flammes escaladaient un à un les étages de sa tour, la cloche a entamé le décompte de minuit. Elle s’est décrochée et affalée au sol juste avant d’avoir sonné son douzième coup, donnant à la scène du brasier une allure apocalyptique.
Pour souligner sa vaillance, cette cloche a été placée derrière le parlement d’Ottawa et y est encore aujourd’hui inclinée dans le sol selon le même angle où elle a atterri en 1916. L’horloge du parlement s’est arrêtée, elle, à 0 h 30.
Ciel, mon manteau !
Si la plupart des parlementaires, fonctionnaires et visiteurs du parlement sont sortis indemnes de la tragédie, d’autres n’ont pas eu cette chance. Quatre occupants ont perdu la vie dans les flammes, dont un parlementaire, le député néo-écossais Bowman B. Law, retrouvé mort non loin de son casier. Deux jeunes femmes ont payé de leur vie leur prévoyance. Florence Bray, de Montréal, et Mable Morin, de Saint-Joseph-de-Beauce, étaient alors depuis quelques jours en visite chez l’épouse de l’orateur.
À l’époque, l’orateur et sa famille vivaient dans l’édifice même du parlement. Les deux femmes, de 27 et 30 ans respectivement, se sont enfuies avec le reste des occupants de la suite quand soudainement elles se sont souvenues de leur manteau de fourrure, qu’elles sont retournées chercher. Elles n’en sont jamais revenues.
Coquetterie mortelle ? C’est ainsi que la chose est souvent présentée, mais la conservatrice Mizgala nuance cette façon de rapporter l’histoire, rappelant que la fourrure était fréquente à l’époque et que cette nuit de février était, dit-on, glaciale. D’ailleurs, dans les reportages, grand cas a été fait de ce que le premier ministre Robert Borden a quitté l’édifice sans s’emmitoufler.
Le livre de Mmes Varkaris et Finsten note que l’entourage du premier ministre est immédiatement allé lui chercher à son domicile un manteau, un chapeau et des couvre-chaussures.
La mort de René Laplante, un aide-greffier, est digne pour sa part d’une tragédie grecque. Il se retrouve prisonnier d’une pièce au second étage avec un autre employé de la Chambre, Walter Hill. Sachant qu’ils étaient coincés, Hill déchire les rideaux et fabrique une corde de fortune pour fuir par la fenêtre.
Mais elle n’est pas assez longue et il faut donc se jeter quand même dans le vide. Laplante n’en a pas le courage. Il laisse Hill descendre et le supplie d’envoyer quelqu’un le chercher. Mais Hill s’assomme en tombant et ne se réveillera que bien plus tard à l’hôpital…
Trois autres personnes ont péri dans l’incendie, celles-là en tentant de le combattre : le policier Alfonse Desjardins, son neveu portant le même nom, ainsi qu’un employé des Postes, Randolph Fanning.
Au boulot
L’incendie s’est poursuivi jusqu’au lendemain. Pendant la nuit, le premier ministre Borden et le chef de l’opposition, Wilfrid Laurier, se rencontrent avec des employés des Travaux publics pour trouver un endroit où reloger le parlement canadien. Le tout nouvel édifice commémoratif Victoria (qui deviendra le Musée canadien de la nature) est choisi.
Le 4 février, à 15 h, de manière très symbolique, la Chambre reprend ses travaux, quoique pour seulement 40 minutes, le temps de rendre hommage aux victimes et de lire, entre autres, un message de condoléances envoyé par le roi George V.
Même à l’époque, il était de bon ton de se moquer des sénateurs et grand cas a donc été fait que la Chambre haute avait été relogée dans… la Galerie des fossiles du musée.
La masse de la Chambre des communes, cet objet qui représente la Couronne et confère aux membres rassemblés le pouvoir de légiférer, avait été détruite dans l’incendie. Un sceptre de bois a été fabriqué en attendant la nouvelle masse, et encore aujourd’hui, tous les 3 février, c’est celui-là qui est utilisé à la Chambre des communes.
Les causes exactes de l’incendie n’ont jamais pu être déterminées malgré une commission royale d’enquête. La thèse du bête accident est celle qui a été retenue comme la plus probable. Mais, à l’époque, le Canada était en guerre contre l’Allemagne et dès le lendemain, les journaux rivalisaient d’originalité pour attribuer l’incendie aux « Boches ».
Une caricature montre même le parlement en flammes surmonté de fumée dans laquelle se dessine un crâne coiffé d’un casque prussien et affichant un sourire sardonique.
Seule la magnifique Bibliothèque du parlement, pourtant tout à côté du foyer de l’incendie, a survécu au brasier parce qu’un employé a eu la vivacité d’esprit de fermer ses portes d’acier pare-feu. Ces portes sont encore en place aujourd’hui, quoique bien dissimulées par une couche de peinture leur donnant l’allure du bois.
Les restes du parlement ont été rasés et un nouvel édifice, très similaire à l’ancien, a été construit. En 1917, pour le cinquantième anniversaire du pays qui se trouvait sans maison, l’énorme pilier central qui allait trôner au centre de la rotonde du futur bâtiment a été dévoilé au public et dédié aux soldats au front.
Les parlementaires ont siégé pour la première fois dans leur nouveau parlement le 26 février 1920, même si l’édifice n’était pas encore achevé. Ce n’est que sept ans plus tard que la haute tour de la Paix, qui jouxte la façade avant de l’édifice, allait être inaugurée.
La reine qui ne voulait pas mourir
Quand on regarde la toile qui trône dans le foyer du Sénat à Ottawa, c’est d’abord son immensité qui surprend. La jeune reine Victoria s’étale en couches de peinture sur cinq mètres carrés. On en oublie presque un détail étonnant. Bien qu’elle représente un portrait en pied de la monarque lors de son couronnement, la toile ne montre que la moitié de la couronne de saint Édouard. La coiffe royale bordée d’hermine, si reconnaissable, est déposée, amputée, sur une table à droite de la composition et fait presque figure de détail.Erreur d’artiste ? Nenni. Plutôt preuve tangible que ce tableau ne voulait pas disparaître. L’oeuvre peinte en 1842 se trouve d’abord au Parlement de la colonie britannique du Canada à Montréal lorsqu’il est sauvé pour la première fois des flammes en 1849. Une foule en colère avait allumé le brasier. Quatre hommes se sont précipités à l’intérieur pour sauver le portrait royal.
Il est placé à l’Hôtel Donegani de Montréal, mais à peine un an plus tard, une autre foule en colère met le feu au bâtiment. Cette fois, la toile est découpée de son cadre pour être sauvée. Le tableau continue ses pérégrinations jusqu’à l’Assemblée législative, qui se trouve alors à Québec. Le sort s’acharne sur la pauvre Victoria : en 1854, un incendie ravage l’intérieur de cet édifice. Presque tout l’ameublement et la décoration sont cependant sauvés.
La reine Victoria a souvent été saluée au Canada comme la souveraine ayant eu la sagesse (ou la cruauté, diront d’autres) d’avoir choisi Ottawa comme capitale du nouveau pays Canada, question d’éviter d’attiser les querelles entre anglophones et francophones, entre Montréal et Toronto. Ottawa n’était alors qu’un patelin forestier qui ne figurait sur le radar de personne et qui n’avait pour lui que d’être à équidistance des deux métropoles rivales.
C’est donc tout naturellement que le portrait de la reine Victoria sera envoyé dans le nouveau Parlement d’Ottawa, où il subira en 1916 son quatrième baptême du feu. Là encore, il a été découpé de son cadre pour être sauvé. Tous ces découpages ont rogné le canevas et fait disparaître une partie du joyau royal.
Un gros incendie s’est déclaré dans la salle de lecture. Sortez vite tout le monde!