Le Canada défend son rôle dans le fiasco électoral

Des écoliers de Port-au-Prince passent devant les affiches du candidat à la présidence du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), Jovenel Moïse.
Photo: Hector Retamal Agence France-Presse Des écoliers de Port-au-Prince passent devant les affiches du candidat à la présidence du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), Jovenel Moïse.

Les critiques abondent à Port-au-Prince pour dénoncer les pressions que la communauté internationale aurait mises pour que se tiennent à tout prix les élections avortées du 24 janvier. Et c’est là une crise politique qui touche aussi le Canada : Ottawa a en effet investi 20 millions dans l’organisation de ces élections, a appris Le Devoir.

Selon les informations transmises par le cabinet du ministre des Affaires étrangères, Stéphane Dion, le Canada a « versé près de 11 millions pour la tenue des élections en Haïti, au moyen du Programme des Nations unies pour le développement ». À cette somme s’ajoutent « 9 millions pour l’observation électorale », versés à l’Institut national démocratique, qui soutient des organisations de la société civile haïtienne.

Le coût total des élections est estimé à 60 millions $US, d’après des chiffres transmis mercredi par le Conseil électoral provisoire (CEP). Le New York Times a révélé la semaine dernière que les États-Unis ont fourni près de 33 millions $US de leur côté.

Mais en échange de cet appui, la communauté internationale a-t-elle fait pression pour que la dernière ronde des élections ait lieu le 24 janvier, même s’il était depuis longtemps évident que ce ne serait pas possible ? Le CEP a décidé d’annuler le scrutin deux jours avant sa tenue, et seulement après une escalade de violences.

« La communauté internationale a soutenu le processus électoral entamé par le gouvernement haïtien et qui entrait dans les normes de sa Constitution, se défend en entrevue l’ambassadrice du Canada en Haïti, Paula Caldwell St-Onge. Et nous allons continuer de le faire, parce que nous avons besoin d’interlocuteurs et d’institutions [légitimes]. »

Selon Mme Caldwell St-Onge, la communauté internationale (ici rassemblée au sein du « Core Group », qui réunit des gens de l’ONU, de l’Union européenne (UE) et de l’OEA, de même que les ambassadeurs du Canada, du Brésil, de France, des États-Unis et d’Espagne) est essentiellement là pour accompagner les Haïtiens dans le processus. « C’est un pays souverain », rappelle-t-elle.

Le Core Group plaide tout de même pour que la crise actuelle ne s’éternise pas. « Nous voulons — comme tout le monde — que l’on complète l’élection présidentielle [qui servira aussi à élire 6 sénateurs et 26 députés] », dit-elle. Et plus tôt que tard, ajoute Mme Caldwell St-Onge. « On ne veut pas voir un gouvernement de transition qui dure un an ou deux », dit-elle.

Pressions ?

Depuis plusieurs jours, le rôle joué par la communauté internationale dans le fiasco électoral occupe les discussions à Port-au-Prince. Le New York Times a soutenu jeudi dernier que le gouvernement Obama a « fait pression sur les politiciens haïtiens pour qu’ils aillent de l’avant avec l’élection » du 24 janvier, peu importent les cafouillages observés lors des premiers tours.

« Investir [60 millions $US] pour des élections qui ne conduisent pas à la stabilité politique, c’est du gaspillage, disait mardi dans Le Monde le président du Sénat haïtien, Jocelerme Privert. Dommage que les représentants de la communauté internationale l’aient compris trop tard, on aurait pu éviter de nombreux actes de violence. »

D’autres font par contre valoir que de rejeter la faute sur la communauté internationale relève d’un certain réflexe haïtien, traduit par l’expression créole « se pa fòt mwen » : « ce n’est pas de ma faute ». « La communauté internationale a le dos large »,soupirait un diplomate cette semaine.

Les deux premiers tours des élections législatives et présidentielles, le 9 août et le 25 octobre, ont été « entachés d’irrégularités », selon la Commission indépendante d’évaluation électorale. Jusqu’à quel point ? C’est sujet à débat. La Mission d’observation des élections de l’Organisation des États américains (OEA) a par exemple jugé satisfaisant le scrutin du 25 octobre, qui s’est déroulé dans le calme — contrairement à celui du 9 août. Le Core Group adhère essentiellement à cette analyse, selon Mme Caldwell St-Onge.

« Après le 25 octobre, le climat a été plutôt bon jusqu’à l’annonce des résultats le 5 novembre,dit l’ambassadrice. À partir de là, on a vu du mécontentement de la part de ceux qui espéraient gagner. Ils ont commencé à dire que le processus n’était pas bon, et tout a dégénéré en méfiance. »

 

Mystère

L’opposition au président sortant, Michel Martelly, parle d’une « véritable farce », évoquant des « fraudes massives » et un processus vicié. Le poulain de M. Martelly, Jovenel Moïse, a récolté près du tiers des voix au premier tour, quelque huit points devant Jude Célestin.

Une semaine après l’annulation du scrutin, la situation demeure tendue à Port-au-Prince, notamment parce que personne ne sait ce qui va se passer à partir de maintenant.

La suite du processus électoral est nimbée d’un épais brouillard. Quand le scrutin pourra-t-il être tenu ? Saura-t-il cette fois susciter l’adhésion des Haïtiens, extrêmement suspicieux par rapport au processus et aux élites politiques ? En théorie, Michel Martelly entend céder sa place le 7 février, comme le prévoit la Constitution. Mais à qui ? Un gouvernement de transition ? Un mystère qui suscite les passions et divise les opinions.

Le Core Group participe de près aux tractations de coulisses autour de ces questions. Mais ici comme ailleurs, Mme Caldwell St-Onge soutient que la communauté internationale est là « pour appuyer le dialogue » et la « recherche d’un consensus ». « J’ai bon espoir que les Haïtiens vont trouver la bonne solution », dit-elle.

Investir [60 millions de dollars US] pour des élections qui ne conduisent pas à la stabilité politique, c’est du gaspillage



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