Ouvrez les frontières!

La migration « dans les gènes », l’espèce humaine a « conquis la planète en se déplaçant ». Et le mouvement n’est pas près de se tarir, avertit François Crépeau. Alors que l’Europe aura vu plus d’un million de migrants entrer sur son territoire en 2015, le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’homme et des migrants renouvelle son appel à organiser ces flots plutôt que de tenter de les empêcher. Rigoureux et lucide, il jette un regard pragmatique, mais sensible, sur la situation.
Son constat est simple : la « sécurisation » des frontières est un échec, une illusion pour les pays de destination, et un écueil meurtrier pour ceux qui cherchent à s’y rendre. En 2015, plus de 5300 migrants sont morts en essayant d’atteindre l’Europe, dont au moins 3770 en mer Méditerranée, a indiqué l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) quelques heures avant que ne vienne 2016.
Le contrôle frontalier de plus en plus serré renforce la clandestinité. Le migrant n’est « irrégulier » que parce que l’on a érigé un mur légal ou physique, expose le juriste. « Toute migration irrégulière vient de trois facteurs : les facteurs de répulsion, les facteurs d’attraction et la barrière qu’on érige entre les deux. »
Il déconstruit par la même occasion l’opposition entre « migrants », qui n’auraient soi-disant pas besoin d’assistance, et « réfugiés », protégés notamment par la Convention de 1951. Les humains qui n’arrivent pas à nourrir leur famille vivent aussi une forme de violence, dit-il, et entament des « migrations de survie », une stratégie normale.
Les réfugiés sont attirés par la sécurité de nos pays. Ceux taxés de « migrants illégaux », en fait à la recherche d’une sécurité économique, sont quant à eux drainés par un marché clandestin de l’emploi. « Si les employeurs prêts à les embaucher, à faire des profits grâce au non-respect du droit du travail, n’existaient pas, ils ne viendraient pas. »
Pour sortir tous ces expatriés vulnérables, migrants ou réfugiés, de la clandestinité, François Crépeau invite donc à libéraliser le régime des visas. « Si, au lieu de payer 20 000 $ à des passeurs, on leur demandait de payer 2000 $ pour un visa, on aurait les ressources pour s’organiser. Les migrants pourraient aller et venir selon les emplois disponibles », expose-t-il. Il cite l’exemple des Européens de l’Est partis au Royaume-Uni et en Irlande lors de l’ouverture des frontières en 2005, dont les deux tiers sont repartis lors de la crise économique de 2007-2008.
En attendant, il faut cependant sanctionner les employeurs — plutôt que les sans-papiers — et instaurer un « pare-feu » entre les services d’immigration et les autres services de l’État. « Ce n’est le rôle ni des écoles ni des hôpitaux d’effectuer des contrôles migratoires sur les personnes qui s’y présentent. » Et les migrants ont des droits, passe-t-il son temps à devoir répéter.
Être plus ambitieux
Suivant ce raisonnement, les 25 000 réfugiés syriens attendus par le Canada d’ici fin février prennent des proportions minuscules. La crise syrienne pourrait très bien se régler entre pays plus favorisés, et pas seulement en Europe. François Crépeau émet une hypothèse au fil de la conversation : « Si on décidait d’accueillir les 4 millions [de migrants] qui sont en ce moment en Turquie, au Liban et en Jordanie, sur une période de huit ans, sur un continent de 500 millions de personnes [population de l’Union européenne], ça fait à peine un millième de la population à absorber. »
En ajoutant aux pays riches — 28 pays européens, 2 en Océanie et 2 en Amérique du Nord — ceux qui ont aussi une tradition d’immigration, comme le Brésil, l’Argentine ou le Chili, la masse s’élève à 1 milliard d’habitants.
« Pourquoi pas ? On l’a fait pour 3 millions d’Indochinois il y a 40 ans. Nous sommes aujourd’hui plus riches et plus nombreux. » M. Crépeau a déjà même suggéré au gouvernement Trudeau de prendre l’initiative de convoquer un sommet pour établir une clé de répartition mondiale.
Pas de voix politique
Pourquoi pas, justement ? Force est de reconnaître que l’idéal de mobilité, dont les dirigeants se gargarisent, ne serait finalement qu’applicable aux capitaux et aux biens.
Si la situation est si difficile à faire évoluer, c’est parce que les migrants n’ont pas de voix politique. « Il ne faut pas blâmer le système démocratique, c’est le meilleur que l’on ait inventé, mais il fonctionne à l’incitatif électoral. Et les migrants n’existent pas, ils ne votent pas », expose le rapporteur spécial en citant les 240 millions de personnes mobiles dans le monde.
C’est aussi son travail de porter leur voix aux dirigeants. Élu depuis 2011 à cette fonction onusienne, celui qui est également professeur de droit à l’Université McGill produit quatre rapports par année : deux sur des thématiques migratoires et deux sur des pays qu’il visite.
Il reste modeste (« c’est juste des rapports, ça prend la poussière »), mais optimiste sur leurs effets collatéraux. « Les États du Conseil des droits de l’homme peuvent s’y référer pour poser des questions plus pointues et les ONG s’en servent. D’autres personnes prennent le relais. » Après qu’il a rapporté que la durée de détention des migrants « irréguliers » atteignait jusqu’à dix-huit mois à certains endroits en Italie, cette période a été ramenée à trois mois.
De ses visites, il ne retient toutefois pas que les piètres conditions de détention et les violations des droits des migrants. « Ce que j’ai senti partout, c’est la résilience. Les migrants sont déjà sortis des centres de détention dans leur tête, ils sont en avant de nous, ils sont entrepreneurs. Et c’est ce qu’ils font bien, prendre des risques et démontrer leur courage, ce que je trouve extrêmement inspirant. »